Le Crime De Paragon Walk
physique au signalement de
l’intéressé. Et ils possédaient tous un alibi. Enfin, il n’existait pas dans
les archives judiciaires de Paul Alaric poursuivi, ou a fortiori inculpé
pour attentat à la pudeur.
Pitt se demanda pourquoi Alaric avait menti sur ses origines.
Puis il se rappela qu’Alaric n’en avait jamais parlé. Tout
le monde disait qu’il était français, mais lui-même n’avait rien dit du tout, et
Pitt n’avait pas jugé utile de lui poser la question. Grace Dilbridge avait
probablement raison : Freddie l’avait accusé dans le seul but de détourner
l’attention de ses propres amis. Quoi de plus facile que de charger l’unique
étranger ?
Pitt classa la réponse de Paris et retourna à ses
investigations sur le terrain.
L’enquête se prolongea pendant de longues et suffocantes
journées et, d’une question routinière à l’autre, Pitt dut progressivement se
consacrer aux autres crimes. Le reste de Londres ne s’était pas subitement
trouvé délivré des cambriolages, escroqueries et agressions, et il ne pouvait
passer tout son temps sur une seule énigme, aussi tragique ou dangereuse
fût-elle.
Lentement, la vie à Paragon Walk reprit son cours. Bien sûr,
l’épreuve de Selena n’avait pas été oubliée. Les réactions qu’elle suscitait
variaient. Curieusement, c’était Jessamyn qui se montrait la plus compatissante.
Leur ancienne animosité semblait s’être totalement dissipée. Emily n’en revenait
pas, non seulement parce qu’elles affichaient maintenant leur amitié, mais
parce qu’on les sentait satisfaites, comme si chacune était convaincue d’avoir
remporté une énorme victoire.
Jessamyn débordait de sollicitude pour la triste mésaventure
de Selena et profitait du moindre prétexte pour la cajoler, incitant même les
autres à suivre son exemple. Incidemment, l’événement demeurait ainsi dans
toutes les mémoires, fait qu’Emily nota avec ironie et dont elle fit part à
Charlotte quand elle alla lui rendre visite.
Étrangement, Selena elle-même n’y voyait pas d’inconvénient.
Elle s’empourprait violemment, les yeux brillants, chaque fois qu’on y faisait
allusion, indirectement, bien sûr – personne n’était assez vulgaire pour
employer les mots déplaisants –, mais elle ne semblait pas en prendre ombrage.
D’autres, évidemment, avaient une attitude tout à fait différente.
George, pour sa part, évitait soigneusement le sujet, et pendant quelque temps
Emily le laissa faire. Au départ, elle avait décidé d’ignorer sa liaison avec
Selena, du moment que cela ne se reproduisait pas. Mais un matin, l’occasion se
présenta d’elle-même, si belle que, presque inconsciemment, Emily résolut d’en
tirer parti.
George leva les yeux de la table du petit déjeuner. Descendue
de bonne heure, tante Vespasia s’était servi délicatement un peu de confiture d’abricots
aux noisettes et une fine tranche de pain grillé.
— Que comptez-vous faire aujourd’hui, tante Vespasia ?
s’enquit George poliment.
— M’employer à éviter Grace Dilbridge, et ce ne sera
pas facile, car j’ai un certain nombre de visites à rendre, à titre obligatoire,
et sans nul doute elle aura prévu les mêmes. Ça va demander de l’organisation, de
veiller à ne pas nous croiser à chaque coin de rue.
George dit automatiquement, en partie parce qu’il n’écoutait
pas vraiment :
— Mais pourquoi l’éviter ? Elle est plutôt
inoffensive.
— Elle est tout à fait assommante, répliqua tante
Vespasia avec vivacité, finissant son toast. Je croyais que ses airs de martyre
et ses yeux éternellement levés au ciel étaient le summum de l’insupportable. Mais
ce n’était rien, comparé à ses opinions sur les femmes brutalisées, la
bestialité des hommes en général, et les créatures qui contribuent au malheur
de la société par leur conduite provocante. Non, cela est au-dessus de mes
forces.
Emily parla, pour une fois, avant de réfléchir complètement :
ses sentiments pour Selena l’avaient emporté sur sa prudence naturelle.
— Pourtant, je pensais qu’à certains égards au moins
vous partagiez son point de vue, fit-elle, acide, se tournant vers Vespasia.
Les yeux gris de Vespasia s’étrécirent.
— Désapprouver Grace Dilbridge tout en étant forcée de
l’écouter poliment fait partie des corvées mondaines habituelles, ma chère. Mais
être obligée, par honnêteté, de lui donner raison, tout haut
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