Le Dernier Caton
professeur Salina, dit-il d’une voix faible et chevrotante. Je suis enchanté de faire enfin ta connaissance, continua-t-il dans un anglais parfait. Tu ne peux pas savoir avec quel intérêt j’ai suivi vos épreuves.
Quel âge pouvait avoir cet homme ? Il paraissait porter sur ses épaules le poids de l’éternité, comme s’il était né quand les eaux couvraient encore la Terre. Tout doucement, il me tendit une main tremblante, la paume vers le haut et les doigts légèrement pliés, en attendant que je lui donne la mienne. Il la porta à ses lèvres d’un geste élégant qui me ravit.
J’aperçus alors le capitaine, qui se tenait debout derrière Caton. Aussi sérieux et circonspect que d’habitude. Malgré son expression grave, il avait meilleur aspect que Farag et moi, car, comme ses cheveux étaient presque blancs et qu’il les portait toujours coupés court, on ne remarquait presque pas qu’on lui avait rasé le crâne.
— Viens, s’il te plaît, et prends place à côté du professeur, dit Caton. J’ai très envie de bavarder avec vous tous et rien ne vaut un bon repas pour accompagner la conversation.
Il s’assit le premier, aussitôt imité par ses vingt-quatre shasta. Des serviteurs apparurent, les uns après les autres, avec des plateaux et des chariots remplis de plats, par diverses portes dissimulées sous les fresques murales.
— En premier lieu, reprit Caton, permettez-moi de vous présenter les shasta du Paradeisos . Ces hommes et ces femmes s’efforcent chaque jour de faire de ce lieu ce qu’il nous plaît à nous qu’il soit. En commençant par la droite, on a le jeune Gete, traducteur de la langue sumérienne ; puis Ahmose, experte en menuiserie ; Shakeb, professeur ; Mirsgana, chargée des eaux ; Hosni, notre kabidarios, le meilleur tailleur de pierres précieuses…
Et il poursuivit les présentations avec Neferu, Katebet, Asrat, Hagos, Tamirat… Tous étaient habillés de la même façon et arboraient le même sourire en entendant mentionner leur nom. Ils penchaient la tête en guise de salut et d’approbation. Mais ce qui m’étonna le plus fut que, en dépit de ces noms curieux, un tiers d’entre eux étaient aussi blonds que Glauser-Röist, et les autres, roux, châtains, bruns… Leurs traits étaient aussi variés que les peuples de la Terre. Pendant ce temps, les servantes allaient et venaient, posant sur la table de nombreuses assiettes où l’on ne voyait nulle trace de viande. Et tout en quantités ridicules, comme si le repas était surtout un décor et que la présentation comptait plus que les mets.
Les saluts et cérémonies terminés, Caton fit signe de commencer le banquet. Toutes les personnes présentes avaient des centaines de questions à nous poser sur les épreuves, comment nous les avions réussies, ce que nous avions ressenti. Mais nous étions moins pressés de satisfaire leur curiosité que de combler la nôtre. Le capitaine paraissait une chaudière sur le point d’exploser. J’avais presque l’impression de voir la fumée sortir par ses oreilles. Il ne put se contenir très longtemps. Alors que les conversations atteignaient un volume assez haut et que les questions pleuvaient sur nous comme une rafale de mitraillette, il éclata :
— Écoutez, je suis désolé, mais je dois vous rappeler que ni le professeur Boswell, ni le professeur Salina, ni moi ne sommes des stavrophilakes ! Nous sommes venus pour vous arrêter !
Le silence qui suivit fut impressionnant. Seul Caton eut la présence d’esprit suffisante pour sauver la situation :
— Tu devrais te calmer, Kaspar, lui dit-il. Si tu veux nous arrêter, tu le feras plus tard, mais tu ne vas pas gâcher maintenant un repas aussi splendide ! Est-ce que l’un de nous t’a manqué de respect ?
Je demeurai pétrifiée. Personne ne parlait ainsi au capitaine Glauser-Röist. Du moins, je n’en avais jamais été témoin. Maintenant, c’était sûr, il allait bondir comme une bête féroce et renverser la table dans les airs. Mais, à ma grande surprise, il regarda autour de lui sans rien dire. Farag me prit la main par-dessous la table.
— Je regrette mon comportement, dit soudain le capitaine sans baisser les yeux. C’est impardonnable, je suis désolé.
Les conversations reprirent comme s’il ne s’était rien passé et Caton engagea une discussion à voix basse avec le capitaine qui, bien que ne montrant aucune trace d’indécision, paraissait
Weitere Kostenlose Bücher