Le Dernier Caton
cuir pourri et de tissus vieillis, crut bon de préciser Boswell.
— Nous avançâmes dans la pénombre entre les rayonnages remplis de manuscrits byzantins, dont les lettres dorées étincelaient à la lumière de la lampe. Le père s’arrêta devant une vitrine : « C’est là que nous conservons nos textes les plus anciens, nous dit-il. Vous pouvez regarder ce que vous voulez. » Je crus qu’il plaisantait car on n’y voyait goutte.
— Ce fut alors que je trébuchai sur quelque chose, et que je me cognai l’épaule sur une de ces vieilles vitrines, indiqua le professeur.
— Oui, ce fut à cet instant.
— J’ai dit alors au père Serge que, s’ils voulaient que mon compagnon investisse dans la restauration de la bibliothèque, la moindre des choses serait de la lui montrer dans de bonnes conditions, bien éclairée, sans autant de réserve. Il me répondit qu’il devait protéger les manuscrits parce qu’ils avaient déjà eu des vols, et que nous devions apprécier le fait qu’il nous dévoile ce qui avait le plus de valeur. Mais comme je continuais à protester, le moine s’approcha d’un coin et finit par appuyer sur un interrupteur.
— En fait, termina le capitaine, les moines protègent vraiment leurs manuscrits. Ils ne les montrent qu’aux personnes munies comme nous d’une autorisation de l’archevêque, et dans la pénombre qui plus est, afin que personne ne puisse avoir une idée précise de tout ce qui se trouve là. Je suppose que le vol du Codex Sinaiticus par Tischendorff en 1844 a laissé un souvenir douloureux et indélébile.
— Le même que celui que laissera le nôtre, ajouta Boswell d’un ton sardonique.
— Vous avez volé un manuscrit ? m’écriai-je en me réveillant soudain de la torpeur qui m’enveloppait.
Un silence pesant suivit mes paroles. Je les regardai tour à tour mais les quatre visages étaient devenus des masques de cire.
— Capitaine, insistai-je, j’aimerais avoir une réponse. Vous avez volé un manuscrit dans ce monastère ?
— Jugez vous-même, dit-il froidement en me tendant le paquet, et dites-moi si vous n’auriez pas fait de même à ma place.
Perplexe, sans la moindre capacité de réaction, je regardai l’objet avec dégoût. Je n’avais pas du tout l’intention d’y poser mes mains.
— Ouvrez-le, m’ordonna Tournier.
Je me tournai vers le cardinal, en quête de soutien, mais il paraissait absorbé par quelque chose sous la table. Boswell avait retiré ses lunettes et nettoyait les verres avec le bout de sa veste.
— Sœur Ottavia ! (La voix de Tournier résonna, exigeante, impatiente.) Je vous demande d’ouvrir ce paquet. Qu’attendez-vous ?
Je n’avais pas le choix. Ce n’était pas le moment d’avoir des remords ou des problèmes de conscience. Le paquet blanc était en réalité un sac, et à peine en avais-je desserré les liens qui le fermaient que je distinguai le coin d’un manuscrit ancien. Impossible… Plus le livre apparaissait dans son entier, plus mon trouble augmentait. Finalement, je découvris un gros et solide volume byzantin carré, avec une couverture en bois recouverte de cuir repoussé. On pouvait y voir, en relief, les sept croix, le chrisme et en dessous ce mot grec qui semblait être la clé de toute l’affaire : ΣTAYPOΣ, stavros, croix. En le lisant, je fus saisie d’un tremblement de mains si fort que je faillis faire tomber le livre. J’essayai de me dominer mais ne le pus. Je suppose que c’était dû en partie à ma fatigue, mais Tournier dut me retirer le volume des mains pour protéger son intégrité.
Je me souviens que j’entendis alors Glauser-Röist éclater de rire ; c’était la première fois depuis que nous nous connaissions.
Il n’est pas en notre pouvoir de ressusciter les morts, cette fonction de thaumaturge appartient seulement à Dieu. Mais si nous ne pouvons faire que le sang circule de nouveau dans les veines ou que la pensée revienne dans un cerveau éteint, il nous est possible cependant de récupérer les pigments des parchemins que le temps a effacés, et, par là même, les idées et pensées qu’un auteur a gravées pour l’éternité sur le vélin. Le miracle qui consiste à réanimer un corps mort est hors de notre portée, mais pas celui de réveiller l’esprit qui dort, tombé en léthargie, à l’intérieur d’un manuscrit ancien.
En tant que paléographe, je savais lire, déchiffrer et interpréter n’importe quel
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