Le Dernier Caton
tout habituée ? Les jours, les semaines passaient, et chaque fois j’étais de moins en moins consciente de mes obligations en tant que religieuse et responsable du laboratoire de restauration et paléographie des Archives secrètes. Je savais que je ne devais pas m’inquiéter pour les vœux, car les cas de force majeure comme le mien étaient inclus dans les statuts de mon ordre, et il suffisait que je signe la demande dès que je le pourrais pour que mes vœux se renouvellent automatiquement in pectore. J’avais beau être certaine que mon ordre me dispenserait de tout, comme le Vatican parce que j’accomplissais un travail d’une importance vitale pour l’Église, cela ne me dispensait pas, moi, pour autant. Et Dieu, me dispenserait-Il… ?
À un moment, tandis que je changeais de position dans mon lit et refermais les yeux pour essayer de retrouver le sommeil, je me dis que ce que j’avais sans doute de mieux à faire, c’était de cesser de me poser toutes ces questions et de laisser les événements me conduire, mais mes paupières refusèrent de se fermer. Une voix intérieure m’accusa d’agir comme une lâche, en me plaignant sans cesse de tout, en me cachant derrière de fausses peurs et des remords.
Pourquoi, au lieu de me charger de culpabilité, activité qui apparemment m’enchantait, ne me décidais-je pas à profiter de ce que la vie m’offrait ? J’avais toujours envié à mon frère Pierantonio son existence aventureuse, son travail, sa charge en Terre sainte, ses fouilles archéologiques… Et aujourd’hui, alors que je participais pleinement à une entreprise similaire, au lieu de dévoiler au grand jour mon caractère fort et courageux, je m’abritais derrière mes peurs comme derrière un voile. Pauvre Ottavia ! toute une vie passée entre les livres et les prières, à étudier, à essayer de montrer sa compétence, entre des manuscrits anciens, des rouleaux et des parchemins, et quand Dieu décidait de la sortir des quatre murs de son bureau et de l’arracher pour un temps à ses études et ses enquêtes, elle tremblait et se plaignait comme une petite fille pusillanime !
Si je voulais continuer à enquêter sur les vols des fragments de la Croix avec Farag et le capitaine Glauser-Röist, je devais changer d’attitude, et me comporter comme la personne privilégiée que j’étais. Je devais me montrer plus animée, plus décidée, laisser de côté les lamentations et les protestations. Farag n’avait-il pas tout perdu sans se plaindre ? Sa maison, sa famille, son pays, son travail au musée d’Alexandrie… En Italie, il ne pouvait compter que sur la chambre de la Domus, et le subside temporaire et parcimonieux que lui avait octroyé le secrétaire d’État à la demande du capitaine. Il était tout à fait disposé pourtant à risquer sa vie pour éclaircir un mystère qui, non content de se prolonger depuis plusieurs siècles, agitait actuellement toutes les Églises chrétiennes… Alors même qu’il était athée ! me rappelai-je avec toujours autant de surprise.
Non, pas athée, me dis-je en allumant la lampe de la petite table de chevet pour me lever. Personne ne l’est, même si beaucoup s’en vantent. Tout le monde croit en Dieu d’une manière ou d’une autre, du moins c’est ce que l’on m’avait appris à penser. Farag aussi devait croire en Lui, à sa manière, malgré ses dénégations. À moins que cette opinion si propre aux croyants ne fut qu’une preuve de plus d’intolérance et de sentiment de toute-puissance. Peut-être y avait-il en effet des gens qui ne croient pas en Dieu, aussi étrange que cela pût paraître.
Je lâchai un petit cri terrifié quand je voulus sortir les jambes du lit. J’avais l’impression qu’on m’avait planté des aiguilles dans tout le corps, des épines, des pinces, toute une batterie imaginable de choses piquantes. L’aventure de la veille dans les catacombes de Sainte-Lucie m’avait laissée le corps courbaturé et endolori pour un certain temps. Au lieu de me plaindre, je devais me souvenir avec orgueil de ce qui s’était passé à Syracuse, me sentir satisfaite d’avoir résolu l’énigme et d’être sortie en vie de ce trou. Selon toute vraisemblance, d’autres candidats avaient dû mourir à cet endroit, et… Mais, et leurs restes ? me demandai-je à voix haute.
— Je suis certain qu’il y a des stavrophilakes à Syracuse, affirma le capitaine quelques heures plus tard,
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