Le Dernier Maquisard
table de chevet pour regarder
l’heure, j’ai vu les chiffres tout troubles et j’ai dû plisser les
yeux pour les voir plus nettement.
Il était neuf heures et quart et je n’entendais aucun bruit dans
la maison. Ce qui ne me surprenait pas avec la muffée qu’on s’était
prise la veille au soir, Georges et moi.
Je maudis le tord-boyaux de Georges en posant les pieds par
terre. Puis je m’inquiétai soudain pour lui.
Si je me retrouvais dans cet état-là en étant en quasi grande
forme, à part mon anévrisme de l’aorte, comment Georges avait-il
résisté avec ses quatre-vingt-cinq ans et toutes ses analyses de
vieux dans le rouge.
Je me hâtai de m’habiller sans passer par la douche ni me raser
et descendis précautionneusement l’escalier.
Je longeai le couloir pour me rendre à la chambre de Georges, et
je sursautai en passant devant la cuisine quand il me héla,
goguenard :
– Enfin réveillé !
Je le regardai stupéfait. Il semblait aussi frais qu’un gardon –
un vieux gardon quand même – et était habillé comme pour sortir en
ville et rasé de près.
– Putain ! la forme que tu tiens, je lui ai dit en me
dirigeant d’un pas incertain vers la première chaise venue.
Il se marrait.
– Eh ben, mon gars, t’as pas l’air de tenir l’alcool ! Ça
se voit que t’es de la ville. Les gens des villes, ils ont tous le
foie fragile…
– C’est ça, fous-toi de ma gueule, lui rétorquai-je la bouche
caoutchouteuse. Si tu avais vu ton état hier soir…
– Bah, t’inquiète, avec un bon casse-croûte et une bonne
chicorée, ça va passer.
Je fis une moue de dégoût.
– C’est d’un bon bol de café bien noir dont j’aurais besoin et
non pas de ta chicorée de vieux…
– Ma chicorée de vieux, comme tu dis, elle est recommandée aux
enfants et c’est bien meilleur pour la santé que le café… Je vais
la faire réchauffer…
Déjà qu’au premier « jus » sa satanée chicorée était
insipide, mais, alors là, réchauffée, elle me parut franchement
imbuvable.
J’avais l’impression de tremper mes lèvres dans un bol d’eau de
vaisselle tiédasse.
– Elle a un drôle d’arrière-goût, je n’ai pu m’empêcher de
remarquer en reposant le bol.
Georges arqua les sourcils et me considéra d’un air sévère.
– T’en fais des manières, il bougonna en tranchant la miche de
pain.
Quand il ôta le torchon qui recouvrait la terrine de pâté de
lapin et que j’en sentis l’odeur forte, j’eus quasiment un
haut-le-cœur.
– Je t’en prie, retire ça de ma vue et de sous mon nez…
– Mais c’est du bon pâté de lapin aux aromates et aux foies de
poulets fait spécialement pour toi par ma Suzanne ! il
protesta en s’emparant de la terrine et la blottissant dans ses
bras comme s’il eût voulu la protéger.
Je sentais qu’il allait me faire une scène. Mais il en resta au
prologue car il fut interrompu par un coup de Klaxon.
– Ah ! c’est la factrice, lâcha-t-il en sursautant.
Et le courrier semblait tenir une grande place dans sa vie, car
il déposa illico la terrine sous mon nez.
J’en profitai pour la recouvrir de son torchon et la repousser
jusqu’à l’autre bout de la table. Du moins de toute la longueur de
mon bras.
Il revint avec
L’Humanité
et quelques enveloppes, dont
il fit le tri près de l’évier, un pied sur la pédale de la poubelle
en plastique pour se débarrasser sur-le-champ de la pub
« capitaliste ».
Il ne resta qu’une facture EDF et une lettre.
Il s’empressa d’ouvrir la dernière après avoir posé négligemment
son quotidien de classe sur la paillasse de l’évier.
– Tu ne lis pas d’abord l’édito de
L’Huma
? le
taquinai-je.
– Ça peut attendre, dit-il sans lever les yeux de la lettre
qu’il dépliait et qui faisait deux feuillets. Je sais ce qu’ils
disent depuis le temps…
Puis il se mit à chercher ses lunettes de lecture.
– C’est écrit petit, s’excusa-t-il.
Il lut et relut la lettre tout en restant debout et j’en
profitai pour le contourner et aller verser le contenu de mon bol
dans l’évier sans qu’il s’en rende compte.
– C’est pour toi, finit-il par dire l’air las.
– Pour moi ? m’étonnai-je. Mais je n’ai donné ton adresse à
personne…
– Elle m’est adressée, mais elle te concerne, fit-il
embarrassé.
Je ne comprenais pas.
– C’est la journaliste allemande.
Il avait dit ça d’un ton lugubre comme s’il avait à
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