Le Dernier mot d'un roi
mourut.
Les mots de la Bible frappent comme des coups de marteau. Louis se retient une seconde de respirer pour les reprendre mentalement : « haleine de vie », d’abord, ensuite : « terre ferme ». Il a toujours détesté ce qui se dérobe sous le pied. C’est une morale d’action et de guerre, chez lui : la terre ferme. Il se méfie également de tout ce qui glisse entre les doigts. En affaires, rien ne l’inquiète davantage que la fluidité sournoise, peut-être parce qu’elle n’est pas étrangère à sa personne ni à ses méthodes.
Une autre parole concernant le Déluge arrête le tremblement de sa main : « Dieu regarda la terre : elle était pervertie car toute chair avait une conduite perverse. »
Louis pense que la terre est immortelle à la différence de la chair destinée à pourrir. Il ne croit pas que la chair puisse pervertir la terre : « Elle ne peut que diminuer les hommes qui lui obéissent. Mon père fut ainsi la victime d’Agnès Sorel. Il était son hochet qu’elle agitait à loisir, son roi d’alcôve qu’elle menait par le bout du nez, le bout du vit . » Cela dit, Louis n’a jamais redouté ni refusé la chair. Impatient de libérer son esprit, il n’hésitait pas devant le plaisir et se montrait vorace.
Il écoute à nouveau la parole de Dieu : « La terre est pleine de violence à cause des hommes et je vais les faire disparaître de la terre. »
Il réfléchit, pèse chaque mot et considère la violence comme inhérente à l’homme faible : « C’est elle qui a perdu Charles de Bourgogne. À la violence j’ai toujours opposé la ruse, le calcul, le mensonge bien affûté. Le mensonge, oui. Pour défendre la vérité, tous les moyens sont bons. Le royaume est ma vérité. »
Au fond, l’eau l’a toujours inquiété. Enfant, attiré par elle, il appréhendait ses reflets, son regard, sa transparence en mouvement. Il sait maintenant qu’elle prend plaisir à observer ce qu’elle détruit : « Comme certains hommes, partisans d’un monde à vau-l’eau, capables de jouir d’un pays qui se décompose. Je me suis toujours battu contre eux. Je me battrai jusqu’à la mort ; avant moi, le déluge. Après moi, la terre ferme et que Dieu protège mon fils, que Dieu protège la France. »
Il ferme les yeux afin d’affermir sa prière et la prolonger d’une oraison à la Vierge Marie, mais déjà le sommeil s’est emparé de lui. Ses lèvres, à peine disjointes, émettent par intervalles un claquement infime, comparable à celui d’une goutte de pluie tombant sur le marbre.
Un rai de soleil le réveille. Sauveterre vient d’entrer dans la chambre et d’ouvrir la fenêtre. C’est le seul domestique qui peut se permettre d’agir ainsi sans frapper à la porte, ni s’incliner, ni prononcer des mots de circonstance, le seul capable d’être présent et de passer inaperçu. Louis a reconnu son pas. Il n’a pas besoin de parler. Il attend la bonne nouvelle que le valet lui donne aussitôt :
— Beau temps, Sire. Vent frais de nord-ouest. L’eau se retire.
— Je veux voir.
Sauveterre aide le roi à se lever. Il veut l’habiller, mais Louis refuse :
— Non ! Plus tard.
En chemise, il gagne la fenêtre et penche la tête au-dehors comme pour avaler la lumière de l’aube, profiter de sa douceur sèche. Sous le ciel d’un bleu lavé, la campagne s’allonge sans se perdre à l’horizon. La Loire ne pousse plus devant elle une mer boueuse, mais un lac glauque qui s’épuise par endroits, se disperse en étangs, en flaques brillantes, absorbé par la terre qui renaît. Déjà, l’herbe luit, ainsi que les feuilles des arbres et le chaume des maisons. L’une d’entre elles fume : Louis respire avec délice l’odeur du bois qui brûle. Il sourit en songeant à Pierre de Beaujeu qui le juge immortel.
7
Alors que septembre s’achève, aucune brise, aucune ondée ne tempère la chaleur sèche engrangée depuis le début de l’été au château du Plessis, accablant ses hôtes mal réveillés, économes de leurs gestes, à la différence des enfants qui ont la permission de jouer pieds nus et de courir sur les parquets.
Il est trois heures de l’après-midi. Philippe de Commynes et Ymbert de Batarnay, arrivés d’Argenton, ne s’étonnent pas, en pénétrant dans la grande galerie, de ne rencontrer personne. Ils pensent
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