Le Dernier mot d'un roi
que le roi s’est retiré dans sa chambre pour faire un somme et que tout le monde en a profité pour l’imiter. Ils n’ont pas vu le souverain depuis l’inondation de la Loire et viennent en costume d’apparat prendre de ses nouvelles, persuadés qu’elles sont bonnes. Selon leurs informateurs, jamais Louis XI ne s’est montré plus vaillant. En juillet, au camp du Pont-de-l’Arche, il aurait, paraît-il, fraternisé avec les mercenaires suisses, partagé leur fromage fondu et leur vin blanc qui râpe la langue.
Cinq minutes plus tôt, après avoir franchi le pont-levis et remis leurs montures aux gardes, les deux amis, marchant côte à côte, ont traversé l’avant-cour sans dire un mot, chacun attendant une réflexion de l’autre. Commynes, le premier, a rompu le silence :
— C’est une aubaine de le servir.
— C’est toute une vie, a rectifié Batarnay.
Sans doute a-t-il voulu rappeler à Commynes qu’il avait rallié le roi de France bien avant lui. La rivalité n’a jamais contrarié l’amitié, à condition de rester discrète, innocente, ou de donner cette impression. Pour l’instant, l’étendue de la grande galerie impatiente le seigneur du Bouchage qui n’aime pas entendre claquer sur les dalles d’autres pas que les siens : « On a le sentiment de les compter, comme si leur addition avait un sens. » Comme tous les hommes fortunés, il s’entend mal avec les chiffres, du moins pour les petites dépenses ou les détails quotidiens. En revanche, il se souvient à un liard près des sommes importantes et garde une mémoire infaillible de l’âge des gens. Il n’oublie jamais, par exemple, que Commynes a neuf ans de moins que lui : « C’est inimaginable quand on nous voit ensemble. On me croit le cadet. Le roi même… » On ne saura jamais ce que Batarnay suppose à propos du roi, car un bruit infime le fait se retourner, ainsi que Commynes. Une petite fille débouche d’un escalier.
Pieds nus, elle arrive en courant, s’arrête à deux pas des visiteurs et ne bouge plus. Elle ne semble pas intimidée, mais son immobilité et ses lèvres entrouvertes signifient qu’elle a quelque chose de difficile à dire. Commynes la connaît pour l’avoir vue en compagnie de Sauveterre qui lui tenait la main. Il sait qu’on l’appelle Angèle et que sa mère, morte au printemps, avait charge du linge royal. Il lui demande ce qu’elle veut. Elle répond qu’elle ne veut rien, mais « qu’il y a un homme, là-haut ». Batarnay choisit de plaisanter : « Un homme ! » répète-t-il en souriant. Angèle baisse les yeux et regrette d’avoir parlé, puis comme Commynes, intrigué par son attitude, lui prend gentiment le poignet, elle le dévisage avec cette vivacité de regard, cette insistance éphémère et dure dont l’enfance a le secret.
— Et alors ? dit-il avec douceur. Que fait-il, cet homme ?
— Rien. Peut-être qu’il dort.
Les deux conseillers du roi échangent un coup d’œil amusé qui les met d’accord.
— Conduis-nous, dit Batarnay.
Angèle, aussitôt, leur tourne le dos. Ils la suivent dans l’escalier, étonnés d’entendre craquer les marches sous leurs chaussures alors que les pieds nus de la gamine sont agiles et silencieux. Elle emprunte un autre escalier, plus étroit, puis un corridor qui semble conduire au chemin de ronde. Il y a toujours dans un château, comme dans une ville, une partie que l’on délaisse et que l’on oublie de nettoyer. C’est le cas de la pièce où, maintenant, s’aventure l’enfant. Il s’agit d’une sorte de galerie encombrée d’objets poussiéreux et dont les fenêtres étroites sont obscurcies par des toiles d’araignées. Angèle s’arrête devant un obstacle que l’ombre empêche de distinguer.
— Voilà ! dit-elle en s’écartant.
Commynes se penche, imité par Batarnay. Ils découvrent une vulgaire paillasse, occupée par un homme couché sur le ventre, la chemise hors des chausses, probablement un ivrogne qui cuve son vin.
— Holà ! crie Commynes.
Il se penche davantage et s’apprête à secouer l’homme, mais remarque la boucle d’argent de son soulier. Il craint d’avoir affaire à quelqu’un d’honorable et veut prévenir Batarnay qui, sans plus attendre, empoigne l’inconnu à deux mains et le retourne sur la paillasse, le met sur le dos. Alors, ses doigts
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