Le Dernier mot d'un roi
Louis, à son goût pour l’énigme, aurait dû normalement rassurer Anne, l’encourager à sourire, à se dire : « Je le reconnais bien là ! », mais elle n’a pas souri et n’a pas eu le sentiment de le reconnaître vraiment. Peut-être a-t-elle découvert dans son regard et dans sa voix des éléments étrangers ? Peut-être a-t-elle douté de lui pour la première fois, douté de sa force morale, de sa raison ? « D’abord, que s’est-il passé exactement avant sa perte de connaissance ? Pourquoi s’est-il caché dans une galerie sordide ? Un roi, même malade, ne choisit pas une paillasse pour se reposer. » À l’évocation de cette paillasse qu’elle n’a pas vue et ne verra jamais, elle a serré les dents avec dégoût et Pierre, attentif à ses moindres réactions, lui a dit :
— Les médecins ont raison. Ton père a besoin de repos. Demain, tout rentrera dans l’ordre.
Anne a pensé que son mari venait de dire ce qu’il fallait pour apaiser son anxiété. Intimidée peut-être, elle n’a pas trouvé les mots pour le remercier et s’est contentée de lui caresser la main.
À la tombée de la nuit, le roi, sans quitter son lit, a soupé d’un bouillon de poule, d’une poire confite et d’un verre de muscat. Puis un sommeil lourd a disposé de lui. Ainsi s’est terminée la journée.
Non, tout ne rentre pas dans l’ordre. Cela fait un mois déjà que Louis XI, considéré comme guéri, a repris le cours ordinaire de ses activités. Il travaille, dicte des lettres, écoute ses conseillers, reçoit des ambassadeurs, déjeune, dîne et soupe à intervalles réguliers, se couche trois heures après le soleil et passe la nuit sous la veillée d’un médecin, Jacques Coitier ou Adam Fumée. Donc, à première vue, tout va pour le mieux. Eh bien, non ! Le doute a pris racine dans les cœurs. Chacun fait semblant de vivre comme naguère et de réciter mentalement : « Nous sommes en de bonnes mains », mais la conscience n’entend pas le refrain, ne retient pas la leçon. Comme le souligne Jacques Coitier, ce n’est pas « une apoplexie de deux heures » qui démoralise les gens, mais le mystère malsain et pervers qui l’a précédée. Comment le roi s’est-il échappé de sa chambre après le repas, comment a-t-il trompé ses amis et serviteurs pour gagner une cachette et s’écrouler sur une paillasse ? Comment l’homme qui domine un pays peut-il se conduire ainsi ? Angelo Cato, arrivé avant-hier de Rome où il a connu l’insigne honneur de s’entretenir avec Sa Sainteté Sixte IV, trouve à ce mystère une explication. À l’entendre, Louis XI aurait agi sans conscience, comme dans un rêve, comme ces gens qui se lèvent au milieu de la nuit pour marcher sur les toits : « Il aurait pu aussi bien gagner la cave ou s’enfermer dans une échauguette. Il n’y a là qu’un désordre temporaire de l’esprit. Rien de malsain, ni de pervers en tout cas. »
Ces propos ne sauraient satisfaire Commynes qui ne reconnaît plus son roi : « Impossible de s’entendre avec lui. Même quand il donne un ordre, on le devine ailleurs. Il a changé, non pas d’allure, mais de l’intérieur. »
En vérité, Louis a également changé d’allure. Il se tient voûté, maintenant, le menton appuyé sur la poitrine comme si son visage décharné menaçait de tomber. Sa main droite, qu’il oublie de cacher sous la robe ou derrière son dos, tremble d’une manière qui lui secoue le bras jusqu’à l’épaule. Ses genoux s’entrechoquent quand ils n’accrochent pas les meubles et ses yeux, qu’il frotte avec le poing, semblent pleurer des larmes rouges. Mais Commynes dit vrai. C’est l’intérieur, d’abord, qui se porte mal.
Car, désormais, Louis sait qu’il ne guérira jamais et qu’une nouvelle « absence » peut survenir à tout moment. La hantise de perdre conscience ne le quitte plus, le ronge, le conduit à des réactions agressives, à des suspicions insensées. Il se méfie de tous, pose des questions blessantes, n’écoute pas la réponse et cependant use de stratagèmes pour qu’on attende désespérément un signe, un mot de lui. Alors, avec une jouissance maligne, il garde un silence brutal, chargé de menaces. « C’est leur tour de souffrir », se dit-il. Ou bien, ne doutant pas une seconde de sa lucidité, il
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