Le Dernier mot d'un roi
d’être propriétaire de la nuit. Ainsi pense Louis XI, dans une chambre réservée d’ordinaire au capitaine des gardes, et qu’il a choisie par mépris de l’étiquette pour contrarier Bourré. Il ne la partage avec personne, même derrière un rideau, alors qu’au-dehors la pluie s’épuise, ne claque plus contre les vitres et permet à la Loire de regagner insensiblement son lit.
Lorsque le silence et l’obscurité s’ajoutent à la solitude des draps, à leur enveloppe immobile, Louis peut réfléchir à volonté, étudier les événements de la veille et découvrir des détails, des ombres, des replis que la lumière du jour lui avait cachés. En ce moment, c’est l’image de son fils qui lui fait visite : Charles, debout devant lui, les bras le long du corps. Les impressions du roi n’ont pas changé depuis hier, mais leur commentaire diffère, pose des questions incisives : « De qui détient-il cette grosse tête ; de mon grand-père, le fou ? Et pourquoi l’enfonce-t-il dans les épaules comme s’il venait de recevoir un coup de maillet ? A-t-il peur de moi ou de son avenir, de son destin ? J’ai bien fait de lui parler de ses devoirs, mais j’aurais dû l’encourager, trouver un compliment, lui reconnaître des qualités, lui dire, par exemple, qu’en dépit de sa taille enfantine, il ne manquait pas d’allure. Je n’ai pas su mentir, bien qu’expert en la matière. Il faut croire que je perds mes moyens en sa présence. On en rirait. »
Il soupire et réprouve ce soupir. Un roi n’a pas le droit de geindre, ni d’entretenir des regrets, des remords, ni de battre sa coulpe pour se donner de l’importance et oublier le travail à faire. Gouverner, c’est d’abord vaincre la maladie des scrupules, lutter contre un excès d’humanité, un excès de compréhension. Sinon, comment venir à bout des ennemis, garder des alliés, conserver des amis ? Tous, sans exception, sont à l’affût des hésitations royales, des faiblesses les plus vénielles : « À commencer par mon fils, tiens ! Ah, je le connais bien. Sous prétexte de baisser les yeux, il me guette. De mon côté, je le surveille à distance. » Ici, Louis ne se contente pas de faire allusion à sa correspondance avec Bourré – une lettre, au moins, par semaine –, ni aux informations obtenues des médecins ou des espions dépêchés sur place, il évoque une attitude psychique qui lui est propre : il n’a pas le sentiment de quitter Charles lorsque celui-ci s’éloigne ou disparaît. Il peut demeurer un an sans le voir et sans que la séparation ne coupe le fil qui le lie à son héritier. Car il s’agit d’abord de l’héritier, du petit homme qui, demain, aura charge du royaume : « Sur ma foi, j’en ferai un roi, même si sa volonté vacille et si la nature joue contre lui. »
Sa main droite commence à trembler sous le drap. Il serre le poing pour la punir, la réduire à l’obéissance, à la paix. Elle ne cède pas. Alors, il prie à mi-voix de tout son cœur, faisant litière de son orgueil, sollicitant l’humilité comme une faveur : « Seigneur, aidez-moi ! Et vous aussi, Vierge Marie qui aimez les enfants, protégez Charles, permettez-lui de grandir, de devenir ce qu’on attend de lui et rendez-moi la liberté de cette main droite dont nous avons besoin. S’il la voit trembler, nous sommes perdus tous les deux. » Il ferme les yeux et murmure des mots d’innocence et d’adoration sur le ton d’une comptine. Et voilà que ses doigts se desserrent, que la main se détend, devient sage. Louis rouvre les yeux, boit la nuit du regard et remercie Notre-Dame de Cléry, sa patronne, qui a intercédé pour lui. Le silence qui suit lui rappelle l’odeur de l’église et la fraîcheur sacrée de la pierre. Il aimerait s’agenouiller.
Mais aucune sérénité ne dure sous une couronne. Un intrus surgit chaque fois que le roi se retire en oraison et se voudrait ermite. Voilà que le duc d’Orléans force sa pensée, se présente sans être annoncé, le visage en couleurs comme une mauvaise carte : « Par Sauveterre, j’ai appris qu’il traitait mon fils d’avorton, à mots couverts, bien sûr, mais devant sa mère et un valet. Il juge ma fin imminente, persuadé qu’elle entraînera celle de Charles. La jeunesse lui donne les ailes d’Icare. Ses rêves de
Weitere Kostenlose Bücher