Le Dernier mot d'un roi
lui donne des couleurs. » Il se réjouit d’avoir dans sa famille une alliée capable de le comprendre en silence et de le seconder. Son cœur se réchauffe à l’idée qu’elle sait garder la tête froide.
Il s’étonne d’être toujours éveillé, trop éveillé à son gré, comme s’il s’agissait d’une anomalie. Il craint de surmener son esprit et de s’apparenter aux clercs dont il se méfie : « Au moment d’agir, ces gens-là ne remuent que des phrases. » Il juge vain de se poser des questions, d’interroger les hommes et les idées : « Les hommes ne disent la vérité que par erreur ou par étourderie. Quant aux idées, il faut leur tourner le dos pour qu’elles nous parlent et s’intéressent à nous. » Depuis le début de la nuit, allongé dans ce grand lit, les paupières ouvertes, il a passé en revue des images, des visages, des propos et des émotions dont le rappel ne répondait pas à un besoin immédiat. Il estime que ce défilé a trop duré et qu’il est temps de fermer les yeux de l’intérieur : « Dormir, je le veux ! » C’est impossible pour l’instant, car, au lieu de se taire, de s’effacer dans le noir, sa mémoire se répand, flotte d’un souvenir à l’autre, n’en retient aucun ou les embrasse tous en même temps. On pourrait croire qu’elle coule sous le nombre, qu’elle se noie.
Devant la montée irrésistible de la Loire, il n’a ressenti aucune inquiétude, aucune frayeur, mais une ardeur combative, en dépit de son dos de vieillard cassé sous l’averse. Deux jours plus tard, alors qu’il se trouve à l’abri, c’est la présence de l’eau qui l’obsède, comme si les murs du château d’Amboise étaient poreux. Il a le sentiment de respirer encore l’odeur fade, écœurante du fleuve qui ne domine plus son cours ni sa force. L’humidité malsaine du spectacle d’avant-hier l’imprègne comme une seconde nature, une autre conscience. Les flots déchaînés mêlent ciel et terre, roulent de la boue, des pierres, des arbres entiers, des moutons renversés sur le dos, le ventre gonflé. Aussi, rien ne s’arrête, ne se précise, ne prend forme dans la mémoire de Louis. Les événements ne sont plus que des détails, des tourbillons, des remous, des éclaboussures. Par exemple, le bateau qui danse sous l’orage, heurte un obstacle, vire en toupie tandis que les hommes se démènent sur les gaffes, hurlent pour accorder leurs manœuvres, ou bien les chevaux débridés qui trébuchent sur le pont, tombent à genoux, ou encore les lévriers transis, serrés les uns contre les autres, le regard humilié de Tison que son maître ignore, ou enfin les perroquets d’Égypte, rencognés dans leur cage, anéantis par la pluie, comparables à des chiffons.
De toute manière, ces images ou ces péripéties ne comptent pas pour Louis. Ce qui le trouble se trouve ailleurs. Il a vu la terre disparaître sous l’eau, la terre sur laquelle on marche, où l’on construit sa maison, où la vie se propage, où l’on croit en Dieu, il l’a vue se défaire grain à grain, entrer en agonie. Sur le moment, bien sûr, il n’a remarqué que le phénomène naturel, redouté des hommes et que les savants expliquent à leur façon. Mais, à présent, il sait. Il ne refuse ni le symbole ni le mystère. Alors, il songe à son fils, une fois de plus, à l’enfant qui ne grandit pas, vieilli avant l’âge, usé par la toux, intimidé par sa naissance au lieu d’en être fier, effrayé par ses devoirs de dauphin et ses responsabilités futures. Il l’imagine comme une statue d’argile au bord de la rivière. L’eau monte, engloutit le socle, puis ronge les pieds, le ventre et la tête de la statue qui devient un nuage de boue emporté par le courant.
Louis frissonne sous le drap, tente de réprimer le tremblement de sa main droite et n’y parvient pas. Il se reproche de cultiver de mauvais augures, de céder à la mélancolie des caractères faibles, au pessimisme des hommes sans avenir. Il s’apprête à prier, à demander au Seigneur de lui prêter espérance et courage, mais un souvenir religieux le distrait. Il avait six ans quand Jean Majoris, son premier confesseur, faisant référence aux Écritures, lui a parlé du Déluge :
— Tout ce qui avait une haleine de vie dans les narines, tout ce qui était sur la terre ferme
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