Le dernier royaume
dit-elle.
— Ah ? Et pourquoi cela ?
— Car tu seras vraiment un homme.
Il me semblait bien déjà l’être, mais il me manquait
cependant quelque chose, que je n’avais confié à personne, ni à Mildrith ni à
Leofric, ni même à Ragnar et Brida. J’avais combattu les Danes, vu leurs
vaisseaux brûler et leurs hommes se noyer, mais je ne m’étais encore jamais
trouvé dans le grand mur de boucliers. J’avais combattu, équipage contre
équipage, mais jamais je n’avais été sur le vaste champ de bataille, tandis que
les bannières de l’ennemi cachent le soleil, ni connu la peur qui surgit
lorsque des centaines, des milliers d’hommes s’élancent vers le massacre. Je
n’avais jamais subi les longs et affreux combats sanglants où la soif et
l’épuisement affaiblissent les hommes et où l’ennemi ne cesse de déferler.
C’était seulement lorsque j’aurais vécu cela que je me qualifierais d’homme
véritable.
Je me languissais de Mildrith, et cela me surprit. De
Leofric aussi, bien que j’éprouvasse un immense plaisir à revoir Ragnar et que
la vie d’otage ne fût point pénible. Nous habitions à Werham, recevions assez
de vivres, et regardions le gris de l’hiver dévorer les journées. L’un des
otages était un prêtre nommé Wælla, cousin d’Alfred, qui était terrifié et
pleurait parfois, mais le reste d’entre nous étions assez satisfaits de notre
sort. Hacca, qui avait naguère commandé la flotte d’Alfred, faisait partie des
otages, mais je passais mon temps avec Ragnar et ses hommes, qui m’acceptèrent
comme l’un des leurs et essayèrent même de refaire de moi un Dane.
— J’ai une femme, leur dis-je.
— Eh bien, amène-la ! s’exclama Ragnar. Nous n’en
avons jamais assez !
Mais j’étais un Angle, désormais. Je ne détestais point les
Danes, et en vérité je préférais leur compagnie à celle des autres otages, mais
j’étais un Angle. Alfred n’avait pas changé mon allégeance, mais Leofric et
Mildrith y étaient parvenus, ou bien les trois fileuses s’étaient lassées de
jouer avec moi.
Ragnar accepta mon choix.
— Mais s’il y a la paix, demanda-t-il, m’aideras-tu à
combattre Kjartan ?
— S’il y a la paix, promis-je, je viendrai dans le
Nord.
Pourtant, je doutais que la paix survienne. Au printemps,
Guthrum quitterait le Wessex, les otages seraient libérés, mais après ?
L’attaque du Wessex reprendrait. Guthrum s’entretenait souvent avec tous les
otages, afin de connaître les forces d’Alfred.
— Elles sont inépuisables, lui répondis-je. Si tu occis
son armée, une autre apparaîtra aussitôt.
Ce n’étaient que billevesées, bien sûr, mais que pouvait-il
attendre d’autre de ma part ?
Je doute de l’avoir convaincu, mais Wælla, le prêtre cousin
d’Alfred, lui inculqua la crainte de Dieu. Guthrum passait des heures à
converser avec Wælla, et je servais souvent d’interprète. Qui était le Dieu des
chrétiens ? Que proposait-il ? Il était fasciné par l’histoire de la
crucifixion, et je pense qu’avec assez de temps Wælla aurait pu le convaincre
de se convertir. Wælla en était certainement persuadé, car il m’encourageait à
prier dans ce but.
— Nous sommes proches, Uhtred, disait-il, tout excité. Et
une fois qu’il sera baptisé, ce sera la paix !
Tels sont les rêves des prêtres. Les miens étaient de
Mildrith et de l’enfant qu’elle portait. Ceux de Ragnar étaient de vengeance.
Et Guthrum ?
Malgré sa fascination pour le christianisme, Guthrum ne
rêvait que d’une chose.
Il rêvait de la guerre.
TROISIÈME PARTIE
Le Mur de boucliers
Chapitre 10
L’armée d’Alfred se retira de Werham. Alfred en profita pour
renvoyer les soldats des fyrds à leurs fermes pendant qu’il retournait
avec ses troupes personnelles à Scireburnan, à une demi-journée de marche de
Werham. Beocca me raconta qu’Alfred passa l’hiver à lire les anciens codes de
lois du Kent, de Mercie et du Wessex. Sans doute était-ce pour se préparer à
édicter ses propres lois, ce qu’il fit plus tard. Je suis certain qu’il fut
heureux cet hiver-là, à rêver d’une société parfaite.
Huppa, l’ealdorman de Thornsæta, commandait les quelques
hommes restés devant les remparts de Werham, tandis qu’Odda le Jeune menait une
troupe de cavaliers qui patrouillaient le long de la Poole ; mais les deux
réunis ne formaient qu’une petite armée capable de bien peu d’exploits, à
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