Le dernier royaume
certain qu’il a tué seize hommes en combat singulier, et des
dizaines d’autres à la bataille, mais seulement lorsque les augures sont
favorables. Sinon, il refuse de se battre.
— Les augures ?
— Ubba est fort superstitieux, précisa Ravn, mais il
peut être dangereux. Jeune Uhtred, ne te bats jamais contre Ubba, jamais. Même
Ragnar redouterait de le faire et mon fils n’est pas un couard.
— Et Ivar ? demandai-je. Ton fils le
combattrait-il ?
— Celui qui n’a pas d’os ? Il est trop redoutable,
répondit-il après réflexion. Il n’a nulle pitié, mais il a du jugement. Par
ailleurs, Ragnar et Ivar sont amis, aussi ne se battent-ils pas. Mais Ubba ?
Seuls les dieux lui dictent sa conduite et il faut prendre garde aux hommes qui
ne reçoivent d’ordres que des dieux. Coupe-moi un peu de couenne, mon garçon.
J’aime particulièrement la couenne de porc.
Je ne me rappelle pas combien de temps je demeurai à
Eoferwic. Je fus mis au travail, cela je m’en souviens. Mes beaux vêtements me
furent enlevés et donnés à quelque jeune Dane, et je reçus à la place une
tunique de laine élimée et mangée par les mites, que je maintins à l’aide d’un
morceau de corde. Je préparai les repas de Ravn pendant quelques jours. Puis
les autres navires danes arrivèrent ; ils n’abritaient que des femmes et
des enfants : c’étaient les familles de l’armée victorieuse, et je compris
alors que ces Danes étaient venus s’installer en Northumbrie. L’épouse de Ravn
arriva. C’était une maîtresse femme nommée Gudrun, avec un rire à assommer un
bœuf. Elle me chassa loin des feux, qu’elle ravivait en compagnie de l’épouse
de Ragnar, qui s’appelait Sigrid et dont les cheveux mordorés lui descendaient
jusqu’aux reins. Ragnar et elle avaient deux fils et une fille. Sigrid avait
donné naissance à huit enfants, dont seuls trois avaient vécu. Rorik, le puîné,
avait un an de moins que moi et, le jour de notre rencontre, il me provoqua et
m’assaillit de coups de pieds et de poings, mais je le renversai ; je
m’apprêtais à l’étrangler lorsque Ragnar nous releva, cogna nos crânes l’un
contre l’autre et nous ordonna d’être amis. L’aîné de Ragnar, qui portait le
même nom que son père, avait dix-huit ans. C’était déjà un homme et je ne le
vis pas à cette occasion, car il était en Irlande où il apprenait à se battre
et à tuer pour devenir jarl à son tour.
Comme tous les autres enfants, les corvées me tenaient
occupé. Il y avait toujours du bois et de l’eau à aller chercher et je passai
deux jours à brûler les algues de la coque d’un bateau échoué. Cela me plut,
même si je dus me battre à une dizaine de reprises avec de jeunes Danes tous
plus grands que moi et que j’eus droit à un œil au beurre noir, des doigts écorchés,
des poignets foulés et des dents déchaussées. Mon pire ennemi était un nommé
Sven, de deux ans mon aîné et fort robuste pour son âge. Il avait le visage
rond, le regard vide, l’air hébété et un méchant caractère. C’était le fils
d’un des capitaines de Ragnar, qui s’appelait Kjartan. Ragnar possédait trois
navires : il en commandait un, Kjartan le deuxième et Egil, un homme de
haute taille au visage buriné, le troisième. Le fils de Kjartan me détesta
d’emblée. Il me traitait de vermine anglaise, d’étron de chèvre et d’haleine de
chien ; comme il était plus âgé et plus grand, il pouvait me battre assez
facilement. Mais je me fis aussi des amis et, par bonheur, Sven détestait
presque autant Rorik que moi. Tous les deux, nous pouvions lui faire mordre la
poussière et bientôt Sven m’évita, sauf quand il était sûr de me trouver seul.
Aussi, en dépit de sa présence, ce fut un bel été. Je n’avais jamais assez de
nourriture pour me rassasier, j’étais toujours sale, mais Ragnar me faisait
rire et j’étais rarement malheureux.
Ragnar s’absenta souvent : une grande partie de l’armée
dane passa l’été à sillonner la Northumbrie pour mater les dernières poches de
résistance, mais les rares nouvelles que je récoltai ne me donnèrent aucune
information sur le sort de Bebbanburg. Il semblait que les Danes fussent
victorieux, car régulièrement un nouveau thane anglais arrivait à Eoferwic et
s’agenouillait devant Egbert qui demeurait à présent dans le palais du roi de
Northumbrie, bien qu’il eût été dépouillé par les Vikings de tous ses
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