Le dernier vol du faucon
monta du lit et Desfarges fut aussitôt en alerte. Le roi pourrait-il le reconnaître? Il toussota pour signaler sa présence et attendit.
«Vichaiyen, est-ce toi?»
La voix plaintive du roi était empreinte de tristesse et de douleur.
«Auguste et Puissant Souverain, c'est moi, le général Desfarges», dit-il en français en se mettant soudain debout avec une souplesse inattendue.
Il perçut autour de lui un murmure de désapprobation et sentit le garde le tirer vigoureusement en arrière. Mais l'heure n'était plus au protocole. Debout, le roi le verrait mieux.
Le roi se redressa soudain sur un coude et, les yeux écarquillés, aperçut le corpulent général. Loin de s'en offenser, il eut un sourire de soulagement et tenta de parler. Voyant le garde de Petraja chercher désespérément à l'en empêcher, il lui lança un regard si terrible que l'homme s'aplatit sur le sol en silence.
«Vichaiyen., Vichaiyen...», murmura le roi d'un air triste en regardant le général bien en face.
Son chagrin était évident et son geste explicite tandis qu'il passait un doigt furieux sur son cou fragile pour simuler le meurtre. Puis, d'un ton indigné, il cracha le nom de Petraja.
D'un signe de tête, le général indiqua qu'il avait compris. Alors Naraï, épuisé, retomba sur ses oreillers et perdit conscience. Les femmes contemplèrent Desfarges en hochant vigoureusement la tête comme pour confirmer les paroles du Souverain de la Vie.
Le Français s'inclina, tourna les talons sans se préoccuper du garde qui se hâtait derrière lui, et se précipita au-dehors. Si ses fils et Phaulkon n'étaient pas relâchés immédiatement et sans condition, il déclarerait la guerre.
Chuchit, la nourrice royale, soupira d'aise en se laissant aller en arrière dans le bateau, les yeux fixés sur le paysage. Comme il était bon de se retrouver hors du Palais après tant d'années de réclusion. C'était agréable de voyager ainsi dans l'air frais de la nuit, sous les reflets argentés et tremblants de la lune. Les bananiers et les majestueux palmiers dessinaient des contours indistincts sur le rivage où s'alignaient des rangées de petites maisons dont les occupants dormaient déjà depuis longtemps. Comme ce pays est beau, songea Chuchit.
Elle étendit le bras sur le coussin de voyage triangulaire dont elle apprécia la résistance élastique qui soulageait son dos. Elle avait toujours adoré manger, ce qui lui valait depuis son enfance un net embonpoint et rendait tout effort un peu plus difficile. Jamais elle ne s'était mariée mais elle aimait beaucoup les enfants, surtout les tout-petits, et leur avait consacré toute sa vie. Elle considérait que c'était une grande chance. Des enfants parvenaient au Palais de tous les coins de l'Empire comme cadeaux au Seigneur de la Vie. Ils étaient élevés dans la nursery royale, puis renvoyés dans leur province d'origine à l'âge de la puberté, avant que les jeunes garçons ne sentent s'éveiller en eux des désirs interdits pour les concubines du harem. Ils rentraient chez eux reconnaissants de l'honneur qui leur avait été fait, assurés d'un prestige qui leur valait une rapide promotion. Attachés à la couronne, ils formaient dans les provinces les plus reculées de l'Empire une élite loyale sur laquelle le gouvernement savait pouvoir compter.
Chuchit s'était occupée d'un grand nombre de ces enfants et elle les aimait tous. Elle n'avait pas le temps de pleurer leur départ que, déjà, d'autres pupilles lui étaient confiés, chassant sa peine. Elle jeta un coup d'oeil à la fillette endormie à ses côtés, enveloppée d'un tissu blanc aux mailles lâches pour écarter les moustiques.
Le Palais n'était pas un endroit pour une enfant aussi précieuse, pensa Chuchit. Bien sûr, la petite allait lui manquer, mais la nourrice espérait avoir fait le bon choix. Il n'avait pas été facile de sortir de l'enceinte royale. Elle avait dû attendre qu'un de ses cousins qui commandait la garde à la porte soit de service.
Chuchit soupira en voyant miroiter au clair de lune le toit d'un temple pointant derrière les arbres. Quelle tranquillité... L'agitation menaçante du Palais s'éloignait enfin. On racontait que le général farang s'était disputé à Louvo avec le seigneur Petraja et que la guerre couvait. On disait aussi que le Barcalon était un traître et qu'il serait jugé par le général Petraja en l'absence du Seigneur de la Vie. Jamais encore le Palais n'avait
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