Le dernier vol du faucon
qu'une escorte plus petite aurait été indigne d'un personnage aussi illustre.
Desfarges fut d'abord flatté par cette explication, comme il l'avait été par les marques de respect de Petraja. Mais bientôt, devant l'importance de la flotte qui l'entourait, il commença à avoir des doutes. En examinant les passagers, il ne vit que des mines patibulaires et hostiles. Tandis qu'il était plongé dans ses pensées, un bateau plus rapide fut envoyé en éclai-reur pour informer Petraja de son arrivée.
Le voyage se poursuivit dans les mêmes conditions, la garde d'honneur ne cessant d'augmenter. Ils arrivèrent enfin à Louvo et, malgré sa fatigue, le général fut immédiatement conduit au Palais, ce qui déjoua les plans des jésuites. Avertis de sa vue, ils avaient en effet prévu de le rencontrer aussitôt pour l'avertir que des troubles sérieux avaient éclaté dans la ville, mettant en péril la population chrétienne. Des hommes, des femmes, des enfants de toutes nationalités étaient jetés en prison.
Le plus jeune fils de Desfarges fut promptement éloigné après qu'on lui eut expliqué que Petraja désirait s'entretenir seul avec son père. On interdit également à l'interprète d'accompagner le général français.
Il régnait à l'intérieur du Palais une intense activité. Desfarges fut conduit dans une antichambre où, sous la surveillance de gardes armés, il fut abandonné à ses pensées pendant ce qui lui parut une éternité. Tour à tour, il fut assailli par le doute, la colère, la frustration, la peur. De tous ces sentiments, celui qui lui était le plus pénible était la certitude grandissante d'avoir été dupé. Mais que pouvait bien gagner Petraja à afficher une pareille arrogance? Ne savait-il pas que, s'il lui arrivait quoi que ce soit, les Français exerceraient des représailles?
Des pensées confuses l'agitaient encore quand on vint l'avertir que Petraja allait enfin le recevoir. Il fut conduit dans la salle d'audience lambrissée où le roi l'avait reçu autrefois. Partout, les domestiques et les gardes de service étaient prosternés ou accroupis, tête baissée. Le soleil entrait par une fenêtre perçant le haut du mur, mais l'air sentait malgré tout le renfermé. Le front du général se trempa de sueur.
Vêtu d'un panung noir et d'une veste de brocart d'or, Petraja était assis sur une estrade à l'extrémité de la salle, entouré d'un groupe de courtisans. Il avait à sa droite un homme épais, de forte carrure, qui ne semblait pas à sa place dans cette compagnie. Il ressemblait davantage à un lutteur ou à un garde du corps. C'était Sorasak.
D'un signe de tête hautain, Petraja salua Desfarges et, par l'intermédiaire d'un interprète, lui ordonna de se prosterner à la mode siamoise. Le corpulent Français allait protester, mais la mine sinistre des nombreux gardes qui l'entouraient le fit changer d'avis. Il se vit contraint de garder la tête au-dessous de celle de Petraja et, comme ce dernier était assis, de conserver durant tout l'entretien une position des plus humiliantes. Le roi lui-même, songeait-il amèrement, n'avait jamais exigé qu'il reste ainsi à quatre pattes. Toute velléité de se redresser était aussitôt arrêtée par un redoutable garde qui se tenait juste derrière lui, l'épée à la main. Le général commençait à prendre la pleine mesure de sa désillusion.
«Il m'a été signalé, Général, que le comportement de vos troupes à Bangkok laissait beaucoup à désirer, commença Petraja avec arrogance. Elles sont indisciplinées et insolentes, errent dans les rues et s'en prennent aux femmes quand elles ne demandent pas tout
bonnement l'aumône. Comment compter, dans ces conditions, sur leur loyauté?
- La loyauté de mes hommes à l'égard du roi du Siam est inébranlable», répondit Desfarges toujours front contre terre.
Il transpirait abondamment et commençait à souffrir de cette position plus qu'inconfortable.
«Dans ce cas, Sa Majesté leur ordonne de venir immédiatement à Louvo pour réprimer un soulèvement des populations du Nord-Est. Vous devrez également demander à votre commandant de Songkhla d'amener ses hommes ici sans délai.»
Le général avait conscience de la menace que sa présence armée faisait peser sur lui. Il ne lui avait pas échappé que le garde qui l 'accompagnait portait à son bras le brassard rouge du corps royal d'élite - des hommes entre les mains desquels une épée se transformait
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