Le Fardeau de Lucifer
les charpentiers et tous les ouvriers qui auraient dû y gagner honorablement leur pitance pendant des années et peut-être une vie entière. Çà et là, des pierres traînaient, à demi taillées. La scène dégageait une étrange tristesse, à l’image de ce qui se passait dans le Sud.
Sans que les rares passants ne fassent attention à moi, je me glissai dans le temple inachevé avec la vague impression de pénétrer dans une carcasse. Une fois au milieu de ce qui finirait peut-être un jour par être une église, je réalisai à quel point elle promettait d’être gigantesque. Sa voûte monterait si haut que les prières des fidèles seraient presque portées jusqu’entre les mains de Dieu. Elle pourrait accueillir des milliers de chrétiens. Je songeai avec mélancolie à mon maître, qui avait sans doute vu plusieurs édifices de ce genre au cours de sa longue vie, mais qui, à cause de moi, n’aurait plus jamais ce plaisir.
Je me dirigeai vers le seul endroit qui m’intéressait : le chœur. Les marches étaient déjà construites et je les gravis. Face à l’Orient, dans la position du prêtre célébrant ce qu’il concevait comme la parole de Dieu, j’inspectai le sol. Rien. Aucun sceau du Cancellarius Maximus n’était visible. Un peu désemparé, je déambulai dans le chœur, examinant la moindre pierre, la moindre dalle et tous les recoins des colonnes, sans plus de succès. C’eût été trop facile, évidemment. Pourtant, j’avais la certitude que cet endroit existait quelque part dans Toulouse. Les instructions au Magister l’affirmaient et Véran avait su exactement où déposer le message de Ravier. Il était donc trouvable. Mais le temps me manquait. Si je ne le découvrais pas rapidement, je devrais reporter mes recherches après la sortie contre les forces de Montfort. Et si je ne revenais pas vivant de cette entreprise, ma quête devenait obsolète.
Le cœur lourd et la colère me chauffant les oreilles, je quittai l’église en construction et marchai au hasard, espérant tomber sur un autre temple. J’aboutis dans une ruelle étroite et sombre dans laquelle je m’engageai en ruminant, la tête basse et la mâchoire serrée. Rien dans cette maudite aventure n’était jamais simple et je commençais à en avoir plus que mon saoul.
Sans y prêter attention, je passai près d’une forme enveloppée dans un manteau crasseux et recroquevillée dans l’encoignure d’une porte. Je venais de la dépasser lorsqu’elle darda une main hors de ses hardes et me saisit le mollet. Je sursautai et dégainai instinctivement Memento, prêt à frapper mon agresseur. La vue de la misérable créature qui m’avait empoigné m’arrêta net. Une vieille femme édentée fit tomber le capuchon qui lui recouvrait la tête, révélant un crâne auréolé de mèches blanches et clairsemées. Le visage et les mains ridés, elle dégageait des relents de misère, de crasse et de maladie. Elle leva vers moi des yeux d’un blanc laiteux qui n’avaient pas vu la lumière depuis des décennies et agita un petit plat de bois en faisant tinter les quelques piécettes qui s’y trouvaient.
— L’aumône, digne sire, geignit-elle.
— Comment sais-tu que je suis un homme si tu es aveugle ? m’enquis-je.
Elle inclina la tête et me dévisagea comme si elle pouvait me voir. Une grimace qui se voulait un sourire se forma sur ses lèvres.
— Par ton pas, monseigneur. Il est lourd, ferme et assuré. Tu es un soldat. Un noble aussi, ça s’entend. Et ton accent m’indique que tu viens du Nord. Ne serais-tu pas ce Gondemar de Rossal dont parlent tous les cathares de Toulouse ?
— Je. je le suis, dis-je, un peu embarrassé.
— Un noble peut toujours se défaire d’une pièce pour sauver son âme, dit-elle en secouant à nouveau son plat avec insistance.
Amusé malgré moi par son effronterie sympathique, je fouillai dans la bourse qui pendait à mon ceinturon et en tirai une des rares pièces qui s’y trouvaient encore. De toute façon, ce n’était pas avec des espèces sonnantes et trébuchantes que j’achèterais mon salut.
— Mon âme a besoin de beaucoup plus qu’une obole pour gagner son ciel, je te l’assure, ricanai-je cyniquement. Tiens, grand-mère, prends et grand bien te fasse.
— Dieu te bénisse, monseigneur, caqueta la mendiante.
— Je doute qu’il le fasse, mais je te remercie.
J’allais reprendre ma marche lorsque les
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