Le faucon du siam
des
chansons gaillardes. Attendez un peu que le général l'apprenne. Surtout s'il
est bien vrai qu'il n'aime pas les farangs... Mais voici Rachid », dit mestre Phanik, changeant rapidement de sujet en voyant s'approcher d'eux un
homme de haute taille, à l'air indien, doté d'une épaisse barbe noire. « Je ne
l'aurais pas invité, mais ces Maures commencent à devenir un peu trop puissants
pour qu'on les ignore.
— Mestre Phanik, quelle merveilleuse soirée », dit
Rachid en siamois en les abordant. Ses yeux sombres passèrent de son hôte à
Phaulkon.
« Vous êtes fort généreux, répondit mestre Phanik.
Mais permettez-moi de vous présenter un vieil ami, M. Constantin Phaulkon.
Voici Luang Mohammed Rachid. C'est dangereux d'inviter Luang Mohammed à une
réception car il est le chef du service des Banquets de Sa Majesté et il n'est
que trop bon juge de la qualité d'un repas. » Luang Mohammed se mit à rire.
Luang, Phaulkon le savait, était un titre de noblesse, comme Lord, que seul le
roi pouvait conférer.
Rachid était loin d'être le seul Maure à avoir été ainsi
honoré. Ces musulmans, dénommés Maures d'après le portugais Mouros, les
fidèles de la côte bar-baresque qui pendant des siècles avaient occupé le sud
de la péninsule Ibérique et bâti l'Alhambra de Grenade, étaient solidement
installés dans tous les rouages du gouvernement : certains vivaient même dans
l'enceinte du palais comme conseillers du roi. Au nombre de quatre mille
environ, ils ne possédaient pas de quartier à eux comme les Portugais, les
Japonais ou les Malais.
« Je vous assure, doutor, vous n'avez rien à
craindre. Une des raisons qui m'ont fait accepter volontiers votre invitation,
c'était l'espoir de vous voler l'un de vos cuisiniers. D'autant plus que nous
avons appris l'arrivée d'un distingué ambassadeur de la Grande Sophie. Sa
Majesté a demandé qu'on le reçoive avec tous les honneurs. »
Phaulkon avait l'air surpris : le savant docteur vint à
son aide. « Bien sûr, Constant, vous le connaissez sous le nom de shah de
Perse. Reprenez-moi si je me trompe, Luang Mohammed, mais Sophie, ne serait-ce
pas une déformation du mot Soufi, la grande dynastie qui règne depuis deux
cents ans sur la Perse ?
— Effectivement, je vois que votre réputation
d'érudit est bien fondée. C'est le grand shah Soliman qui règne maintenant en
l'an deux cent quarante-deux de la dvnastie Soufi.
— Je me souviens, remarqua Phaulkon poursuivant la
conversation en siamois. Quand j'étais en Inde, on appelait le roi de Delhi le
Grand Moghol.
— Précisément, acquiesça le Maure en l'observant
avec attention. Et, pour compléter la trilogie, nous avons le sultan de Turquie
connu sous le nom de Grand Turc. Autant d'illustres souverains, élus d'Allah,
dont le pouvoir s'étend des rives d'Europe jusqu'aux frontières du Siam,
déclara-t-il.
— Et si le grand roi de Siam lui-même allait rejoindre
les rangs des fidèles? », observa un petit homme qui venait de se mêler à eux.
Il avait l'air d'un Indien du Sud, le teint plus sombre qu'un Siamois et
plusieurs bourrelets de graisse sous le menton. « La parole de Dieu s'étendrait
alors de la Méditerranée à la mer de Chine. Puisse Allah bénir Sa Majesté et la
guider jusqu'au sein de l'islam. »
Auprès du nouveau venu, Luang Mohammed, qui était grand,
avait la peau claire et était sans doute d'origine persane, avait presque l'air
d'un Européen. Pourtant, malgré les différences de teint, les deux Maures
avaient les mêmes traits dominants aryens. Ou bien ils étaient arrivés
récemment, ou bien leurs ancêtres n'avaient connu que peu de mariages avec les
Siamois.
« Permettez-moi de vous présenter M. Abbas Mali-patam,
déclara Luang Rachid. J'ai pris la liberté de l'amener avec moi. C'est mon
nouvel assistant au service des Banquets royaux. Voici votre hôte, mestre Phanik
et monsieur... je suis désolé, je n'ai pas retenu votre nom?
— Constantin Phaulkon, à votre service, monsieur. »
Le nouveau venu porta la main à son cœur pour le saluer à la musulmane et
Phaulkon lui répondit à la mode siamoise.
Par-dessus l'épaule de son interlocuteur, Phaulkon
aperçut le nez crochu bien reconnaissable ainsi que les bras en ailes de moulin
à vent de son ami, le père Morin. Le petit jésuite français, qui gesticulait
avec animation, était manifestement lancé dans l'une de ses harangues. Il
n'avait pas encore remarqué la présence de Phaulkon.
«
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