Le faucon du siam
considérés comme des individus
dans le besoin. Le père soupira. L'insistance chrétienne sur la monogamie était
le principal obstacle à l'établissement de la religion chrétienne au Siam.
Combien de discussions n'avait-il pas eues au séminaire avec ses frères
jésuites sur la façon de résoudre ce problème ! Certains pères, une minorité il
fallait en convenir, étaient en fait partisans d'un compromis, avec peut-être
une réduction progressive du nombre des épouses. Comment donc pouvait-on
trouver un compromis? C'était soit la monogamie, soit la polygamie : il n'y
avait pas de demi-mesure.
La belle indigène lui désigna un fauteuil et lui demanda
quel était l'objet de sa visite. Il lui indiqua qu'il était un prêtre jésuite
venu voir son ami, le Seigneur Phaulkon. Elle eut un délicieux sourire. Le
maître prenait son bain mais il en aurait bientôt fini, lui annonça-t-on.
Entre-temps, pouvait-elle lui apporter des rafraîchissements? Elle avait
assurément un charmant sourire, cette petite fille, et semblait de caractère
doux et aimable. Elle était sans doute très attachée à Phaulkon. Il y avait
chez ce dernier, le père l'avait remarqué, un magnétisme qui attirait les gens.
Toutes sortes de gens. Et, bien sûr, sa réputation auprès des dames n'était
plus à faire.
« Merci, mon enfant, dit-il en siamois à la jeune femme.
Je prendrai volontiers un peu de thé. » Elle sourit, ravie de l'entendre parler
siamois, et lui lança
un regard d'innocente surprise. Ce prêtre aux traits fins
et aux yeux bleus pétillants était le second farang qu'elle ait entendu parler
sa langue. Certes, sa prononciation était un peu bizarre et pas aussi parfaite
que celle de son amant, mais elle parvint quand même à comprendre ses propos.
Peut-être le prêtre n etait-il pas au Siam depuis aussi longtemps que son
Constant. Que pouvait-il vouloir au maître? se demanda-t-elle. Elle le salua et
sortit pour s'occuper du thé.
Le père Vachet s'enfonça dans son fauteuil et revint à
ses préoccupations. Il avait de bonnes raisons de s'intéresser à cette fille et
à ses relations avec Phaulkon. Accepterait-elle une autre femme, une première
épouse, dans la maison? songeait-il. Sans doute, puisqu'elle avait été élevée
de cette façon. Mais comment lui, Phaulkon, réagirait-il? En tant
qu'observateur attentif de la nature humaine, le prêtre avait toujours été
stupéfait de constater qu'une femme siamoise amoureuse de son mari pouvait
accepter calmement qu'il partage sa couche avec d'autres. Ne préférerait-elle
pas, et de loin, être la seule épouse? Pourtant ces Siamois étaient différents
à cet égard. Par exemple, ils ne parvenaient pas à comprendre l'interdiction du
divorce. L'Église avait perdu plus d'un converti potentiel par son
inflexibilité sur cette question, plutôt que sur bien d'autres. L'idée de se
retrouver prisonnier d'un mauvais mariage, sans aucun secours, semait la
terreur dans l'esprit des Siamois, hommes et femmes. La notion de séparation
légale était si ancrée dans les mentalités que les femmes mariées ne prenaient
jamais le nom de leur mari mais gardaient toute leur vie celui de leur
naissance.
Ils l'écoutaient toujours poliment, ces convertis
éventuels, mais il avait du mal à les convaincre. Leurs lois étaient si
strictes. À l'époque du mariage, un témoin indépendant dressait une liste des
biens de chacune des parties et, en cas de divorce, ces mêmes biens revenaient
à leur propriétaire d'origine. Tous les enfants de nombre impair, le premier,
le troisième, le cinquième allaient à la mère, alors que le second, le
quatrième le sixième, etc. allaient au père. Sans discussion possible. S'il n'y
avait qu'un seul enfant, on le confiait à la mère puisqu'elle avait supporté le
travail de l'enfantement.
Le père Vachet rit tout seul. Us pouvaient être rusés
comme des renards, ces charmants Siamois ! Tout en étant généreux de nature et
extraordinairement compatissants aux souffrances d'autrui, quand il s'agissait
de conserver leurs biens ils déployaient des trésors d'ingéniosité. Ils étaient
si soucieux de dissimuler leurs richesses aux mandarins avides ou aux
magistrats rapaces — par crainte de les voir confisquées — qu'ils parlaient
toujours de pénurie. Et les parents avaient beaucoup de mal à estimer la
véritable fortune de leurs éventuels gendres ou belles-filles.
Le thé et le maître de maison arrivèrent
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