Le faucon du siam
Les Macassars auraient-ils eu connaissance de son plan?
Un grand oiseau vint rompre le silence en prenant son
envol dans un bruyant battement d'ailes. Sans doute une cigogne. Kukrit
s'approchait maintenant de la berge : il prit la pagaie et fit tourner le canot
vers la terre, prêt à foncer. Phaulkon avait passé des heures avec lui à
examiner les cartes pour concevoir le meilleur plan d'attaque possible : à présent,
il en connaissait par cœur les étapes : il fallait rester tapis dans les
méandres de la rivière jusqu'au moment du signal, juste avant l'aube. Les
soixante canots commandés par Phaulkon transportaient chacun deux hommes : un
rameur siamois et un soldat farang. Dès qu'ils entendraient le signal venu de
la rive, ils pagayeraient à toute allure vers le camp macassar, avant le
méandre. C'est le capitaine Sukree, commandant une force siamoise de mille
hommes, qui indiquerait le moment d'agir : il se glisserait par la terre
jusqu'au camp, du côté opposé, maîtriserait la garde et mettrait le feu aux
maisons en bordure du village. Chassés de leurs abris par les flammes, les
Macassars se précipiteraient alors vers la rivière où les canots de Phaulkon
les attendraient.
Ivatt se trouvait dans l'embarcation la plus proche de
Phaulkon, et Sam White juste derrière. On avait dissuadé Burnaby de participer
à l'opération en raison de son âge. Un officier anglais, le capitaine Udall,
dont le navire venait d'arriver d'Angleterre avec une
lettre du roi Charles II à Sa Majesté de Siam, avait été recruté pour cette
bataille, tout comme un aristocrate français, le comte de Plèzes, en route pour
porter des messages à la cour de l'empereur de Chine. Quelques douzaines de coupe-jarrets,
certains portant cuirasse et chacun se vantant d'être plus vaillant que son
voisin, attendaient avec impatience que le jour se lève. S'il parvenait à se
distinguer au cours de cette action, songeait Phaulkon, ce serait un nouvel
exploit à mettre à son actif. La victoire signifierait peut-être la fin de
toute menace durable de la part des Maures. Les Macassars représentaient la
seule véritable force combattante musulmane. Les autres Maures étaient
commerçants ou fonctionnaires. Eux seuls...
Un cri soudain rompit le silence. Phaulkon se demandait
si le signal n'était pas prématuré et il hésita un instant. Puis une lueur
apparut au loin et bientôt des flammes montèrent vers le ciel, illuminant dans
l'obscurité.
« Bon sang, s'exclama Phaulkon. Allons-y! En route vers
le camp ! »
Les petits canots se précipitèrent, chacun propulsé par
son unique rameur : on ne s'inquiétait plus désormais de faire du bruit, il
fallait seulement avancer très vite. Quelques instants plus tard, ils passaient
le méandre derrière lequel se trouvait le camp macassar. L'obscurité, déjà
envahie par les flammes, était moins dense et semblait annoncer l'aube; mais de
près il était toujours impossible de voir plus loin que le visage de son voisin
immédiat. Phaulkon émit un juron : l'attaque terrestre avait commencé trop tôt.
Sans doute ces maudits Japonais, soucieux de faire remarquer leur bravoure,
avaient-ils devancé le signal.
Puis l'enfer soudain se déchaîna. Une dizaine
d'embarcations, sans doute celles que le regard perçant de Kukrit avait
repérées un peu plus tôt, s'élancèrent et se précipitèrent sur eux au moment où
ils débouchaient du méandre. En quelques instants elles avaient éperonné les
canots de Phaulkon, provoquant une totale confusion.
Le Grec jura encore. Que se passait-il? Comment les
Macassars avaient-ils pu être informés de l'attaque de ce côté de la rivière?
Il entendit des cris et des injures en anglais, en français et en portugais,
puis les hurlements des attaquants qui parvenaient à trouver leur cible. Un
bras s'abattit sur Phaulkon et il se trouva allongé dans son canot auprès de
Kukrit. « Pardon, mon Seigneur, je n'ai pas eu le temps de vous prévenir.
— Trouvez les farangs ! Tuez les farangs ! » hurla en
siamois une voix qui dominait le brouhaha. Une voix que Phaulkon ne pouvait que
reconnaître : il en frissonna.
C'était un désordre invraisemblable : des canots ennemis,
de taille et de forme identiques aux leurs, grouillaient dans l'obscurité,
leurs occupants s'effor-çant de reconnaître amis et ennemis. Après le premier
assaut, on ne savait plus très bien où l'on en était. On entendait le fracas
des mousquets farangs : dans l'embarcation
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