Le faucon du siam
de tête, Phaulkon accroupi faisait
feu avec rage sur toutes les ombres qui l'approchaient.
Dans le camp macassar, les flammes jaillissaient de plus
en plus haut et se répandaient, embrasant aussitôt sur leur passage les
constructions en bois... Le ciel tout entier était illuminé, éclairant d'une
lueur étrange la bataille qui se livrait sur l'eau. Des corps qui basculaient,
des canots renversés qui se découpaient à la lueur dansante des flammes et les
cris des blessés qui déchiraient l'air.
Dans le camp lui-même, une autre bataille faisait rage.
Au lieu de fuir vers la rivière comme prévu, les Macassars furieux, ivres
d'opium, affrontaient sauvagement les forces siamoises qui, arrivées par la
terre, les avaient chassés de leurs cabanes. Brandissant leurs kriss et
poussant des cris terrifiants, les Macassars, bien que très inférieurs en
nombre, chargeaient les rangs ennemis sans davantage se soucier de rester saufs
qu'une tigresse dont on aurait menacé les petits. Pour chaque Macassar tombé,
trois ou quatre Siamois le payaient de leur vie.
Sur la rivière, Sorasak dirigeait l'embuscade.
Furieux que le signal prématuré ait permis à Phaulkon de
bénéficier de l'obscurité, il écarquillait les yeux pour tenter d'apercevoir sa
proie. Scrutant les ténèbres, il crut distinguer à peu de distance la
silhouette de Vichaiyen, debout à l'avant de son canot : lui tournant le dos,
il lançait des ordres en langue farang. Sorasak visa et banda son arc au
maximum, pointant la flèche empoisonnée sur le cou de Vichaiyen. La cible
n'était pas très grande mais ce n'était pas un coup impossible pour un archer
aussi expérimenté que Sorasak. Il décocha sa flèche mais, à cet instant précis,
une embarcation vint heurter l'arrière de la sienne, lui faisant perdre
l'équilibre. Il retomba dans son canot en jurant. Hurlant sa déception, il se
redressa et tenta de distinguer où était arrivée la flèche. À quelques pieds de
lui, le vaillant comte de Plèzes, une flèche plantée entre les yeux, bascula
dans l'eau et disparut.
Plusieurs des embarcations avaient chaviré : les farangs
s'empoignaient maintenant avec d'autres nageurs et s'efforçaient de leur
enfoncer la tête sous l'eau ou de leur faire lâcher les plats-bords des canots
retournés. De l'arrière de son bateau, Phaulkon criait des encouragements
tandis que Kukrit montait la garde à la proue. Comme pour répondre aux
exhortations de Phaulkon, un gigantesque farang, dont la silhouette se
profilait sur les lueurs de l'incendie, plongea sous un canot ennemi et, le
soulevant presque hors de l'eau, le fit aussitôt basculer.
Sorasak jetait autour de lui des regards furieux et
maudissait le sort. Le jour allait bientôt se lever et il ne pouvait se
permettre d'être reconnu. Le plan qu'il avait conçu avec son père, le général
Petraja, prévoyait que Vichaiyen et son groupe farang seraient anéantis avant
que quiconque puisse découvrir qu'il ne s'agissait pas d'une embuscade des Macassars.
Le temps jouait un rôle essentiel dans la réussite de l'opération : l'attaque
devait être déclenchée durant le bref instant qui précède l'aube, avec
suffisamment d'obscurité pour créer la surprise et suffisamment de clarté pour
pouvoir identifier l'ennemi. Car il ne saurait y avoir de survivants, ni de
témoins susceptibles de rapporter qu'il avait attaqué les troupes venues
précisément châtier les ennemis de Sa Majesté. Mais voilà qu'un idiot avait
donné prématurément l'assaut au camp des Macassars. Sorasak jeta un dernier
regard éperdu autour de lui, puis s'accroupit dans le bateau en se tenant au
plat-bord, scrutant alentour tous les visages farangs qu'il pouvait apercevoir.
Dans le camp lui-même, les Macassars avaient fait des
ravages dans les rangs siamois : des douzaines de morts et de blessés
attendaient que les flammes viennent les consumer. Le prince Daï était en
première ligne et, constatant que ses hommes avaient manifestement l'avantage,
il se tourna en direction de la rivière. Sorasak avait-il accompli sa mission?
se demanda-t-il. Enjambant un monceau de cadavres, il contourna les feux qui
faisaient rage et se dirigea vers la berge.
C'était un spectacle terrible. Le jour se levait à peine
et les premiers rayons du soleil se joignaient aux lueurs des incendies. Le
prince dénombra les cadavres de plusieurs farangs et se demanda si Phaulkon se
trouvait parmi eux. À vrai dire, il n'avait jamais vu le
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