Le faucon du siam
s'inclina avec raideur. « J'imagine que vous avez passé une
agréable soirée avec la danseuse, dit-il d'un ton acerbe.
— Des plus agréables, je vous remercie. Au fait,
elle nous a tous distraits », répliqua Phaulkon sur un ton ambigu. Il n'avait
pas pu y résister.
Le Hollandais se crispa et le rouge lui monta au visage.
Mais il n'eut pas le temps de répondre car un fracas de cymbales se fit
entendre, puis un coup de gong : toute activité soudain cessa. Des milliers de
gens se prosternèrent sur le sol. Le Seigneur de la Province s'était montré au
peuple et prenait place sur son siège en forme de trône.
Il invita les membres de sa suite à occuper chacun la
place qui leur revenait à ses côtés, par ordre décroissant dans la hiérarchie.
Ce fut seulement
quand tous furent installés que l'énorme foule se rassit
et que le brouhaha put reprendre.
Un frisson d'excitation parcourut l'assemblée et des
milliers de regards curieux se tournèrent vers Van Risling, Phaulkon, Burnaby
et Ivatt lorsqu'ils vinrent s'asseoir en tailleur à la gauche et aux pieds du
gouverneur. Des farangs! Personne n'avait donc jamais vu de farangs auparavant
? Même une fois leur curiosité rassasiée, Phaulkon surprit à plusieurs reprises
les coups d'oeil lancés dans leur direction
Plusieurs dignitaires, hauts fonctionnaires de la ville,
collecteurs d'impôts, juges et membres importants de la commission de boxe,
venaient maintenant rendre hommage au gouverneur : il échangea brièvement
quelques mots avec chacun d'eux tandis qu'ils restaient prosternés à ses pieds.
Cependant le Hollandais tournait ostensiblement le dos aux autres farangs et
faisait de son mieux pour les ignorer. Burnaby, suivant les leçons de bonnes
manières de Phaulkon, fit des tentatives répétées pour engager la conversation
avec lui.
Des hordes de spectateurs, pour la plupart torse nu et
pieds nus, étaient assis en tailleur en rangées régulières ou bien accroupis :
ils échangeaient des paris et discutaient des mérites de chaque combattant. Des
marchands passaient en vendant des plats de nouilles fumantes, d'insectes
frits, de beignets de riz, de poisson et de fruits, tout cela servi sur des
assiettes de feuilles de palme, et il flottait dans l'air une lourde odeur de
poisson séché et la puanteur du durian.
« C'est de l'argent ce que je vois? » demanda Ivatt. Il
contemplait la foule avec fascination et avait remarqué les objets cylindriques
qui changeaient de main.
« En effet, répondit Phaulkon. Et vous allez sans doute
voir aussi des coquillages. Ils les utilisent comme petite monnaie. »
Il y avait cinq sortes de monnaie d'argent en usage au
Siam. La plus grosse unité était le tael. Le baht, ou tical, une pièce d'argent
cylindrique ayant une fente au milieu et la double gravure d'un cœur et d'un
petit cercle sous la fente, valait un quart de tael. Le salung, de taille plus
petite, valait lui-même un quart de tical ; le fouang valait la moitié d'un
salung et le sompai, la moitié d'un fouang. On comptait la petite monnaie en
coquilles de cauris, un petit coquillage marin : il en fallait huit cents pour
faire un fouang, ce qui révélait combien la vie était peu chère au Siam où les
produits de base se trouvaient en abondance. Phaulkon se rappelait les paroles
du vénéré monarque du xiii c siècle, Naruesan le Grand : «
Il y a du riz dans les champs, du poisson dans les rivières, le peuple est
satisfait. » Les choses n'ont guère changé, songea-t-il.
« Ils jouent gros? demanda Ivatt.
— Gros ? Ils parient bien au-delà de leurs moyens.
D'ici le coucher du soleil, la plupart des gens seront réduits en esclavage par
leurs créanciers. Et ils auront sans doute jeté dans le lot leurs épouses et
leur famille. Ce sont des joueurs invétérés.
— Des familles entières mises en esclavage?
— Mais oui. S'ils perdent, la famille tout entière
sera dès demain matin au service du créancier.
— Et peuvent-ils se libérer? fit Ivatt, manifestement
abasourdi.
— Oui, dès qu'ils ont remboursé leur dette. Ce n'est
pas aussi terrible que ça en a l'air, vous savez. Un esclave qui peut se
racheter garde cinq marques de dignité et conserve la plupart de ses droits. Il
n'y a pas de honte à cela. Il peut même se marier et avoir des enfants : le
second, le quatrième et tous les rejetons de chiffre pair sont libres à la
naissance.
— Qu'arrive-t-il alors aux chiffres impairs? On les
étrangle à la
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