Le Gerfaut
l’aigle mais tout aussi majestueuse et d’une insolite blancheur.
Les ailes grandes ouvertes, il glissait le long d’invisibles colonnes d’air en larges orbes planés, très haut par-dessus les croupes boisées de la montagne. Il planait dans le ciel bleu, hiératique et redoutable car la blancheur de ses plumes n’enlevait rien à la puissance de son bec et de ses serres. Fasciné, le jeune homme s’arrêta.
— Eh bien ? fit Tim. Tu viens ?
— Regarde ! Qu’est-ce que c’est. Un aigle ?
Tim plissa les paupières pour défendre ses yeux contre la trop grande lumière.
— Non. Ça lui ressemble un peu mais ça n’en est pas un. Je crois que c’est un gerfaut.
Le cœur de Gilles manqua un battement.
— Un gerfaut ? Tu es sûr ?
— Autant qu’on peut l’être d’un oiseau que l’on ne voit pas souvent par ici car ses pareils vivent plus au nord. Celui-là est superbe.
Du geste instinctif du chasseur, Tim levait déjà sa carabine mais Gilles l’arrêta d’un cri.
— Non ! (Puis, plus doucement :) Ce serait dommage…
Sans protester, Tim remit son arme à la bretelle.
— Tu as raison ! En plus, ce serait une bêtise. Nous sommes trop près du camp indien et ils assimilent ces oiseaux blancs à l’oiseau du tonnerre, leur divinité tutélaire…
On se remit en marche. Le chemin plongeait à travers bois mais il était assez large pour que Gilles pût garder un œil sur le gerfaut qui, là-haut, continuait à voler en larges cercles, comme s’il guettait. Tout à coup, le sentier se débarrassa de sa fourrure sylvestre et piqua brusquement vers la vallée après avoir épousé l’épaule d’une colline. Le camp indien apparut…
Les wigwams faits de clayonnages, d’écorces et de joncs jaunissants boursouflaient la rive, entre les eaux scintillantes de la rivière et deux champs de maïs plantés à la manière indienne, ce qui leur donnait un aspect inattendu. Au moment des semailles, en effet, les Iroquois avaient coutume de planter, dans chaque trou, quatre grains de maïs et deux haricots. Cela donnait une verdure moirée, très agréable à l’œil mais un cercle fait de troncs de sapins taillés en pointe isolait le camp de ses cultures et en dérobait la vue.
Les huttes avaient la forme de coffrets aux couvercles arrondis et la plupart étaient couvertes de peaux de cerf peintes de couleurs vives. Des silhouettes de femmes aux longues nattes noires s’activaient autour des feux de cuisine, pilant du grain dans des mortiers de pierre ou écorchant le gibier tué par les chasseurs. Quelques-uns de ceux-ci, à demi nus, les cheveux rasés jusqu’au milieu du crâne pour ne laisser qu’une longue mèche noire emmêlée de plumes, se massaient près de la plus grande hutte, celle que précédait une hampe touffue comme un peuplier tant elle portait de trophées chevelus. Sur le bord de l’eau où reposaient quelques canoës accessibles par une large porte ouverte dans l’enceinte, des enfants à peu près nus couraient au milieu des poules et des chiens maigres.
Les yeux de Gilles dévorèrent avidement ce spectacle nouveau. Le camp était vaste. Il donnait une impression de richesse à cause des couleurs violentes dont s’habillaient les huttes et les femmes. Quant aux guerriers, grands gaillards à la peau sombre et brillante, ils semblaient de force dangereuse.
— Qu’en dis-tu ? marmotta Tim. Toujours aussi pressé de voir de près une tribu iroquoise ?
— Plus que jamais ! Ils ressemblent enfin à tes récits et à mes rêves ! Quoi qu’il arrive, je ne regretterai jamais d’être venu jusqu’ici. La terre, les hommes et les bêtes y ont la même fierté et la même splendeur.
Son regard, une dernière fois, chercha le gerfaut…
— Sacrebleu !… s’écria-t-il.
Le rapace venait d’interrompre soudainement sa danse sinueuse et, brassant l’air de ses ailes puissantes, piquait droit sur quelque chose qui venait de surgir d’un des deux champs… quelque chose qui était un être humain d’une forme d’ailleurs indéfinie. D’où ils étaient, les deux garçons pouvaient voir des cheveux clairs dépassant d’une bosse qui était un gros sac porté sur le dos.
— C’est une femme ! fit Tim d’une voix sans timbre… Une femme blanche ! L’oiseau a dû être attiré par ses cheveux. Il va l’attaquer…
Un hurlement couvrit sa voix. Le gerfaut venait de s’abattre sur la tête claire… Déjà Gilles avait saisi
Weitere Kostenlose Bücher