Le Gerfaut
découpait, sinistre, tandis que, sourcils froncés et mains au dos, il réfléchissait. Gilles sentit que Tim le tirait en arrière et, avec beaucoup de précaution, il quitta son buisson pour gagner l’ombre encore plus dense d’un vieux pommier qui marquait l’entrée du potager. Le silence de la nuit, seulement troublé jusqu’alors par le crépitement de la pluie et les plaintes du vent, venait de se charger d’un autre bruit : celui d’une décharge de mousqueterie dans le lointain et, plus loin encore, l’écho des canons.
— Qu’est-ce que cela ? chuchota Gilles.
— Les positions anglaises et américaines sont encore assez mêlées. Entre ici et New York, il y a bien peu de points où l’on ne se tire pas dessus plus ou moins. Mais ce n’est pas pour ça que je t’ai éloigné. Il fallait que je te parle. Écoute ! tu vas retourner dans les groseilliers et tu y resteras tant que durera cette infernale conversation. Ensuite, quand ce sera fini ou quand le jour se lèvera, tu reviendras me rejoindre là où nous avons laissé les chevaux.
— Mais, et toi ?
— C’est à mon tour d’avoir une idée ! Et comme il faut que nous sachions tout sur ce démon d’Arnold, il faut aussi nous séparer. À tout à l’heure.
Et Tim, fidèle à ses habitudes, disparut dans les ténèbres sans faire plus de bruit qu’un chat tandis que Gilles retournait stoïquement à son poste d’observation. Il allait y rester des heures, écoutant de toutes ses oreilles. Arnold et l’Anglais avaient laissé le feu s’éteindre. Il n’y avait plus de fumée dans la pièce mais ils étaient tellement absorbés par l’établissement de leur plan qu’ils ne pensèrent même pas à refermer la fenêtre. De sa place, Gilles pouvait les voir penchés tous deux sur la grande carte déroulée, suivant des chemins prenant des notes. Le masque d’Arnold brillait d’une intelligence effrayante qui tenait le jeune Breton à mi-chemin entre le dégoût et l’admiration. Le traître avait l’étoffe d’un grand homme et cependant il choisissait de s’avilir, de détruire sa légende pour une vie de luxe. Il y mettait une sorte d’acharnement, ne s’apercevant même pas des regards, pleins de méprisante tristesse dont parfois l’enveloppait son jeune interlocuteur. Le petit major britannique devait avoir, de l’honneur d’un soldat, une idée toute différente…
Un coq asthmatique se fit entendre dans le voisinage, réveillant celui du poulailler Smith qui s’empressa de faire entendre un « cocorico » triomphant. En écho, un coup de canon éclata, tout proche, relevant brusquement les deux hommes penchés sur la carte. Puis un autre…
— Qui a tiré ? demanda l’Anglais, et sur quoi ?
— Je l’ignore. Je ne savais même pas qu’il y eût un canon dans cette direction.
Josué Smith reparut à cette minute précise. Il tenait une longue-vue à la main. Son regard embrassa la pièce froide, le feu éteint, la fenêtre ouverte…
— La nuit était si douce ! sourit le jeune Anglais. Nous avons voulu en profiter pleinement.
— Votre damnée cheminée s’est mise à fumer comme cent chefs Indiens ! grogna Arnold.
Gilles profita de l’entrée de Smith pour quitter définitivement ses groseilliers. Le jour venait et cette fois il risquait d’être pris. Rapidement, rasant les buissons il gagna la barrière, la franchit d’un bond malgré des muscles un peu rouillés par l’immobilité mais revint derrière la haie d’enceinte jusqu’à l’aplomb de la fenêtre. Josué Smith, flanqué des deux officiers, s’y encadrait armé de sa longue-vue. Son exclamation atteignit Gilles sans peine.
— Le Vautour ! C’est sur lui que l’on tire.
— Qui ? Mais qui ? hurla Arnold hors de lui et oubliant toute prudence.
— Le seul canon que nous possédions, d’ici à West Point est celui du poste du colonel Lamb ! Mais il est trop loin, remarqua Smith. Or on dirait que cela vient de chez le capitaine Levingston… qui n’en a pas ! Mon Dieu ! Le bateau lève l’ancre… Il s’en va…
La brise du matin qui avait succédé à la tempête de la nuit apporta le rire du jeune Anglais puis sa voix tranquille :
— Et il m’oublie ! Si je comprends bien, il va me falloir rentrer à New York à pied !
— Je vous trouverai un cheval, monsieur, et je vous ramènerai moi-même s’il le faut ! affirma Josué Smith. Il ne sera pas dit qu’un parlementaire ennemi sera
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