Le Gerfaut
encore de loin en loin les dalles usées de l’antique voie romaine. Et par trois fois, il réussit à remonter en selle, meurtri, rompu, les vêtements déchirés et couverts de boue mais animé par une volonté toujours plus farouche et qui finit par avoir raison de l’animal. Quand tous deux atteignirent Sainte-Anne d’Auray, une manière d’armistice s’était établi, dû peut-être aussi à une certaine fatigue de la monture qui avait pris un petit galop relativement supportable pour un séant inhabitué. Et Gilles, en doublant la vieille basilique de Sainte-Anne, dont la tour grise se perdait dans les nuées folles d’un ciel à peine plus clair, marmotta une prière reconnaissante pour la grâce qui venait de lui être accordée de ne pas s’être rompu le cou, alors qu’il venait bel et bien de se comporter comme un voleur de grand chemin. Gêné par cette idée désagréable qu’il était désormais une sorte de gibier de potence, il se promit de faire aussi vite que possible sa paix avec le Ciel. Aussi la chassa-t-il délibérément pour songer avec une espèce de délicieux remords, qu’il était en route pour Hennebont et qu’à Hennebont il y avait Judith !
C’était la première fois, depuis longtemps, qu’il s’accordait le droit de penser à la jeune fille et d’y penser avec une sorte d’espoir tremblant. Il découvrait maintenant qu’elle avait été au fond de presque toutes ses actions depuis la rentrée des classes et que ce grand désir de gloire, de fortune et d’indépendance qui le dévorait n’avait d’autre but que forcer un jour son admiration et changer son dédain en merveilleux amour !… Jusque-là il s’était interdit d’évoquer son image, surtout la nuit quand le souvenir de Manon lui mettait le feu au ventre. C’était trop facile de substituer le corps de la jeune fille à celui de la servante et Gilles y voyait une sorte de profanation.
Après Sainte-Anne, il fallut aller au pas : l’ancienne voie romaine n’était plus qu’un mauvais chemin défoncé. Les ornières y étaient fraîches, profondes, glissantes, dénonçant le passage de lourds charrois. Gilles pensa aux troupes qui avaient traversé Vannes la veille, aux canons du régiment d’Anhalt et au bataillon du régiment de Turenne dont il avait envié les beaux uniformes et les armes étincelantes. Ils ne devaient pas être très loin devant lui car les traces étaient récentes et, très certainement, cette nuit, ils cantonneraient à Hennebont.
Le fugitif s’en réjouit. Au milieu de l’agitation créée par l’arrivée des soldats du Roi, sa propre irruption dans un équipage aussi inhabituel passerait à peu près inaperçue. La horde des « saintes femmes » qui tournoyaient comme chauves-souris autour de la maison du recteur n’aurait pas que lui à se mettre sous la dent.
Il n’en fut pas moins heureux de constater que le soir tombait quand ses yeux découvrirent le paysage familier, les collines qui forment à Hennebont une enceinte naturelle, les eaux calmes du Blavet où les barques remontaient lentement de la mer, les cris rauques des oiseaux marins et le tintement mélancolique des cloches du soir. Une bouffée de joie emplit son cœur, comme chaque fois qu’il retrouvait la cité de son enfance mais, ce soir, elle était plus intense que jamais, presque insupportable parce que s’y mêlaient la griserie d’une liberté qu’il ne permettrait plus qu’on lui reprît et cette espèce d’excitation que l’on éprouve quand on a coupé derrière soi les derniers ponts. Pour Gilles, le vol du cheval avait été ce dernier pont. Plus jamais, il ne pourrait retourner à Vannes où peut-être, à cette heure, on le cherchait pour le mener pendre. Il avait le droit d’oublier le Séminaire, de penser à la vie, à l’avenir… à Judith. Et il découvrait aussi qu’il aimait chaque pierre d’Hennebont.
Celles des courtines rousses et des vieilles tours de l’ancien château où tant de fois il avait poursuivi le fantôme de Jeanne La Flamme 1 , celles des remparts noircis par le temps et devenus, avec leurs beaux arbres, douce promenade de bourgeois paisibles, celles des ruelles escarpées de la Vieille-Ville tendues comme un filet bleu autour de la belle église Notre-Dame du Paradis, celles des maisons rajeunies du Bourg-Neuf, celles enfin des hôtels de la Ville-Close dont les pignons abritaient une noblesse arrogante à laquelle il appartenait par le sang
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