Le Gerfaut
mais qui cependant, à de rares exceptions près, s’écartait de lui avec mépris, toutes ces pierres usées prenaient ce soir l’aspect fragile, le visage menacé des choses que l’on va quitter pour longtemps…
Franchie la vieille enceinte fortifiée, Gilles déboucha brusquement au milieu d’une espèce de kermesse flamande les deux régiments dont il avait relevé les traces sur la route étaient bien là, emplissant la ville du joyeux vacarme des troupes en campagne. À la lumière des torches, Hennebont ressemblait à une prairie au printemps grâce au foisonnement des uniformes clairs : blancs à plastrons et revers jonquille pour le régiment de Turenne, bleu et rouge pour celui d’Anhalt. Les bivouacs s’organisaient autour des feux, près des tambours sur lesquels - on jouerait aux dés après la soupe sous la garde des mousquets en faisceaux. Des groupes d’officiers portant tricornes noirs galonnés d’or et cocardes blanches se dirigeaient nonchalamment vers la masse trapue du Bro-Erech, la Ville-Close, gardée par sa vieille porte-prison, où sans doute le souper les attendait dans les nobles maisons où ils avaient pris logis. L’air sentait bon le bois brûlé, la paille, le cidre frais et la soupe aux choux. Le grand vent du matin avait fait place à une brise fraîche et humide où se devinaient déjà les odeurs du printemps.
Il n’existait pas de presbytère à Hennebont. Ce que l’on appelait « La Maison des Prêtres » se situait dans la rue Neuve qui, en dépit de cette appellation optimiste n’en datait pas moins de deux bons siècles. C’était une maison couleur de crépuscule, avec de petites fenêtres et une porte cintrée, si basse qu’il fallait se baisser pour franchir son seuil. Mais Gilles ne passa pas cette porte : en habitué des lieux, il s’engagea dans un étroit boyau collé au flanc de la maison et gagna la cour de derrière où il savait trouver une écurie. Une petite écurie d’ailleurs car, jusqu’à présent, son unique habitante avait été Églantine, la vénérable mule de l’Abbé mais il devait y avoir place pour deux.
Il allait en soulever le loquet quand le battant s’ouvrit livrant passage à un garçon maussade et mal peigné, vêtu d’une veste en peau de chèvre et de larges braies plissées tellement couvertes de taches qu’il n’était plus possible d’en déterminer la couleur originelle, mais armé d’une grosse lanterne que d’un geste peureux il faillit jeter dans la figure de Gilles en découvrant la double et fantastique silhouette du jeune homme et du cheval. Il eut ensuite un gloussement de terreur, se signa précipitamment et gémit en reculant dans l’ombre protectrice de l’écurie.
— Spered-Glan ! AnDiaoul 2 !…
Gilles se mit à rire.
— Mais non, pauvre idiot ! Ce n’est pas le Diable. C’est moi, Gilles Goëlo, le filleul de Monsieur le Recteur. Sors d’ici et laisse-moi entrer. Il n’y a pas place pour deux.
Mal remis de sa peur, l’autre bredouilla quelque chose d’incompréhensible en tremblant si fort que la lanterne faillit lui échapper et choir dans la paille.
— … Tiens ta lanterne mieux que ça ! protesta Gilles en lui redressant le bras. Tu vas mettre le feu à l’écurie et nous rôtir tous les quatre ; toi, moi, ce cheval que je te confie et la brave Églantine que voilà.
Gilles ne jugea pas utile de donner au garçon d’autres recommandations. Celles qu’il venait d’énoncer étaient d’ailleurs de pure forme car Mahé s’il était sale, paresseux et sournois, si, dans son rôle de valet du recteur, il constituait une sorte de pénitence supplémentaire pour le saint homme car il se bornait à peigner nonchalamment ses perruques et les peignait mal, était passionnément amoureux des bêtes et professait pour le cheval une sorte de religion. Il tenait cela de son père qui avait été jusqu’à sa mort palefrenier chez M. du Bois-Guehenneuc. Il prit la bride du beau cheval volé avec une espèce de révérence et oublia complètement Gilles pour entonner une manière de complainte à lèvres closes destinée à charmer le noble animal.
Tranquillisé là-dessus, Gilles traversa la cour et par la porte de derrière pénétra dans le couloir pavé de gros galets ronds qui partageait en deux le rez-de-chaussée. Un escalier menant à l’étage en partait et deux portes seulement y ouvraient, face à face. Le jeune homme choisit celle derrière laquelle on
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