Le Gerfaut
démodé, de couleur puce qui avait dû appartenir à son père.
Sachant que le personnage avait un frère, Gilles chercha, de l’autre côté de la simple charrette, habillée de draps blancs comme le cheval qui la tirait et, sur laquelle reposait le cercueil ouvert. Il n’eut aucune peine à trouver une copie à peu près conforme de Tudal à cette différence près que Morvan, le cadet, était de dimensions un peu plus réduites et arborait des yeux sombres habités par la ruse. En somme, s’ils ressemblaient à leur sœur c’était comme le bloc de pierre à peine dégrossi ressemble à une statue d’ange médiéval ; les couleurs y étaient, pas la divinité…
La jeune fille marchait au premier rang des femmes, entre la vieille Marjann et une voisine. Ensevelie dans sa grande mante noire, elle se tenait courbée comme sous le poids d’un fardeau trop lourd et Gilles eût hésité à la reconnaître tant cette attitude lui était peu familière, si une insolente mèche rousse, dépassant le bord du capuchon, ne se fût mise à jouer avec le vent.
Mais, au moment où elle passait devant le buisson de Gilles, Judith, comme avertie par une voix mystérieuse, releva soudain la tête et, ainsi qu’il l’avait fait la veille, son regard vint se planter droit dans celui du jeune homme. Il y eut alors, dans ces prunelles rougies, noyées de chagrin, la même expression d’angoisse que la veille, mais décuplée. Cette fois, c’était de la peur, une peur proche voisine de la terreur que Judith lui laissait voir.
Une brusque pitié chassa les dernières traces de rancune. Derrière ce char drapé de blanc, menant après lui la vague sinistre des grandes capes que le vent gonflait, Judith ressemblait si fort à ces jeunes captives traînées jadis aux chars des généraux vainqueurs que Gilles dut faire sur lui-même un violent effort pour ne pas bondir au milieu du cortège et en arracher la jeune fille… mais déjà le cercueil glissait sous le porche profond où étaient apparues les chapes noir et argent des prêtres. Judith disparut avec lui. Alors Gilles s’éloigna… Il ne voulait pas laisser les prières funèbres ternir un bonheur tout neuf. Au surplus, Judith appartenait pour de longues heures au cérémonial compliqué des pré-funérailles. Il n’avait rien à faire dans l’église…
Comme en ces jours de l’automne passé où il courait la campagne comme une bête affolée qui cherche à faire tomber la flèche qui l’a blessé, il gagna les bords du Blavet mais, cette fois, en tournant le dos à la mer, se perdit dans les collines où les bourgeons de châtaigniers commençaient à éclater. Il lui fallait partager avec la terre cette grande promesse de joie qui était en lui, cet espoir qui avait toute la force et toute l’exubérance du jeune printemps en gestation. Et il resta là des heures, assis sur une souche à l’orée d’un bois suivant des yeux le vol rapide d’une petite mésange noire, écoutant le cri des courlis et respirant avec délice la double senteur de la mer et de la terre. Il avait l’impression que le monde lui appartenait, le monde tout entier à une exception près tout de même et cela suffisait pour qu’il ne fût pas véritablement heureux car cette exception c’était Judith qu’il ne reverrait pas avant longtemps, en admettant même qu’il la revît un jour puisque, selon le Recteur, il lui fallait accepter le couvent seul capable de la protéger de ses frères.
Dans les rêves d’avenir un peu fous qu’il formait, Gilles ne savait pas très bien quelle place attribuer à la jeune fille. Mais il avait l’immense certitude des gens très jeunes et la prescience des gens qui aiment. Il savait que cette place était marquée et que, douce ou amère, Judith viendrait l’occuper un jour. Et parce qu’elle était le seul lien qui le rattachât encore à cette terre bretonne qu’il allait sans doute quitter prochainement, car, selon toute probabilité, son parrain allait sans doute l’envoyer au loin, il se jura de ne pas partir sans avoir tenté, une dernière fois de lui parler. Pour lui dire quoi ? Cela non plus il ne le savait pas très bien… Peut-être tout simplement qu’il l’aimait, dût-elle lui rire au nez.
Il y pensa si fort tout le long du jour qu’en la voyant surgir le long de la rivière quand il redescendit dans le soir tombant, il crut à une hallucination. Pourtant, c’était bien elle ! Mais dans quel état !
Sa
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