Le Gerfaut
jupe noire relevée à deux mains, la masse fauve de ses cheveux défaits croulant sur son dos, elle courait de toutes ses forces vers la porterie de Notre-Dame-de-la-Joie que Gilles avait dépassée depuis quelques instants. Elle ne criait pas, elle ne pleurait pas mais tout son être proclamait sa terreur et Gilles n’eut pas besoin d’y regarder à deux fois pour découvrir la cause de cette terreur : un homme poursuivait la jeune fille et cet homme c’était Morvan le plus jeune des deux Saint-Mélaine.
Apercevant une silhouette sur le chemin, celui-ci hurla :
— Arrêtez-la, bon sang ! Eh ! Vous ! Là-bas, Vous entendez ? Arrêtez-la !…
Naturellement, Gilles n’en fit rien. Au contraire, quand la jeune fille haletante arriva sur lui, il s’écarta pour lui laisser la route libre. Il l’entendit gémir.
— Par pitié !… Aidez-moi !…
Mais la plainte de Judith s’acheva en cri de douleur. Fatiguée sans doute par sa course, la jeune fille venait de buter dans une ornière, s’y tordit cruellement le pied et s’abattit lourdement à terre. Son poursuivant qui arrivait comme un boulet de canon salua sa chute d’un mugissement triomphant.
— Ah ! Je te tiens !…
— Pas encore !…
Gilles, debout au milieu du chemin, en interdisait maintenant le passage. En un instant, Morvan fut sur lui.
— Ôte-toi de là, croquant ! hurla-t-il en soufflant au nez du jeune homme une haleine curieusement parfumée à l’oignon et au cidre. Tu dois me laisser la place.
— Il faudra faire ça toi-même, riposta Gilles goguenard. Si tu veux la place, tu n’as qu’à la prendre. Sauvez-vous, mademoiselle, cria-t-il à l’adresse de Judith. Je saurai bien le retenir.
— C’est ce qu’on va voir, fit Morvan en fonçant tête baissée sur cet adversaire inattendu.
Le choc fut violent. Bien qu’un peu moins imposant que son aîné, Morvan de Saint-Mélaine était d’une force redoutable. Quant à Gilles, c’était la première fois, en dehors des rituelles bagarres de collège dont il s’était toujours tiré honorablement qu’il faisait usage de la sienne dans un combat. Plus grand et plus nerveux que son adversaire, il avait l’avantage de la souplesse et, surtout, il était transporté hors de ses propres limites par le plus puissant des révulsifs ; la joie exaltante de se battre pour Judith, devant Judith ! Et il se mit à taper comme un sourd.
La bataille fut d’une étonnante rapidité. C’était tout simple d’ailleurs ! Heureux comme un roi, Gilles ne sentait pas les coups de l’autre et se servait de ses poings comme s’il n’avait fait que ça toute sa vie. On se cogna, on s’empoigna, on roula à terre, on tenta joyeusement de s’étrangler mutuellement sans d’ailleurs y parvenir, on se releva en se bourrant de coups mais finalement force resta au chevalier de Judith quand, profitant de ce que son adversaire se trouvait en déséquilibre sur la berge glissante, il le frappa en plein visage avec une telle vigueur qu’il l’envoya tout droit dans le Blavet.
Sans perdre de temps à s’inquiéter de ce qu’il y ferait, il revint vers Judith qui gisait toujours sur le chemin où la surprise l’avait clouée au moins autant que la douleur.
— Puis-je vous aider à vous relever, mademoiselle, fit-il en lui tendant la main. Vous vous êtes blessée en tombant ?
Il n’y avait plus trace de peur sur le joli visage clair levé vers lui et ce fut avec une sorte d’empressement que la petite main de Judith vint se loger dans la sienne. Même elle lui sourit.
— Encore vous ! fit-elle, gentiment moqueuse. Décidément, vous tenez beaucoup à me sauver. Mais, cette fois, c’est vrai, ajouta-t-elle en redevenant grave. Il faut que dans un instant je sois à l’abri derrière les murs du couvent. Là seulement, je pourrai leur échapper.
— Échapper à qui ? À vos frères ?
— Ah ! vous savez qu’ils sont mes frères ? Oui, à eux ! Ils veulent m’emmener avec eux demain, quand mon père sera enterré.
Gilles sentit trembler la main qu’il tenait toujours. La peur était revenue.
— Vous emmener ? Mais je croyais qu’ils désiraient faire de vous une religieuse ?
— Ils ont changé d’avis. Ils veulent me ramener chez eux pour me marier à un voisin, un vieux bonhomme répugnant mais très riche qui, paraît-il, est amoureux de moi. Aidez-moi donc à me relever. Mon pied me fait un mal horrible et je vous l’ai dit, il
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