Le grand voyage
roux si foncé qu’il
en était presque noir. On comptait dans ce troupeau deux ou trois bœufs
tachetés de blanc à la tête et à l’avant-train, aberrations génétiques
fréquentes chez les aurochs.
Ayla et Jondalar se regardèrent, et d’un commun accord ils
appelèrent les chevaux. Après avoir déchargé Whinney et Rapide des paniers qu’ils
rangèrent à l’intérieur de l’abri, ils s’armèrent de leur propulseur et de
quelques sagaies et enfourchèrent leur monture. Comme il approchait du
troupeau, Jondalar s’arrêta pour étudier la situation et décider d’une tactique.
Ayla fit halte à sa hauteur. Elle connaissait bien les carnassiers, surtout les
petits – même si elle avait également chassé des lynx et une hyène
des cavernes énorme et puissante, et vécu avec un lion, et à présent un loup – mais
les ruminants ne lui étaient pas familiers. Elle en avait chassé, à sa manière,
quand elle vivait seule. Jondalar, lui, les chassait depuis son enfance et
pouvait se prévaloir d’une plus grande expérience.
Peut-être parce qu’elle était entrée en relation avec son totem,
et avec le monde des esprits, en tout cas Ayla considérait le troupeau avec un
sentiment d’incrédulité. Comment ? Ils venaient juste de se convaincre que
la Mère ne se fâcherait pas s’ils restaient quelques jours dans la grotte le
temps de remplacer leurs pertes et de trouver de quoi remplir leur
garde-manger, et un troupeau d’aurochs apparaissait comme par enchantement.
Ayla ne croyait pas en une heureuse coïncidence. Elle se demandait si ce n’était
pas plutôt un signe de la Mère, ou encore de son totem.
Il n’y avait pourtant là rien d’extraordinaire. Toute l’année,
surtout à la saison chaude, divers animaux, en troupeau ou solitaires,
traversaient les forêts et les riches pâturages des vallées alluviales. Où que
ce soit le long d’un fleuve important, on voyait couramment toute sortes d’animaux
se reposer quelques jours, et pendant certaines saisons de véritables défilés
ininterrompus traversaient les rivières. Cette fois il s’agissait d’un troupeau
de bovins sauvages, exactement ce dont ils avaient besoin.
— Ayla, tu vois la femelle, là-bas ? demanda Jondalar.
Celle qui a la tache blanche ?
— Oui.
— C’est elle qu’il nous faut. Elle est adulte, mais pas
trop vieille d’après la taille de ses cornes. Et elle est seule.
Ayla eut une bouffée de reconnaissance. Maintenant, elle était
sûre qu’il s’agissait d’un signe. Jondalar avait choisi celle qui était
différente ! La vache tachetée ! A chaque tournant de sa vie, après
moult tentatives pour expliquer ou rationaliser son choix, son totem l’avait
confirmé en lui envoyant un signe, un objet ou un indice marquant une
différence. Petite fille, Creb lui avait expliqué le sens de ces signes et l’avait
incitée à les écouter. La plupart des objets qu’elle portait autour du cou dans
une bourse décorée étaient des signes de son totem. La soudaine apparition du
troupeau d’aurochs, suivant immédiatement leur décision de rester dans l’abri,
et la vache choisie par Jondalar, tout cela ressemblait étrangement aux signes
d’un totem.
Bien que la décision de rester dans ce Camp ne fût pas l’aboutissement
d’une hésitation tourmentée de sa part, c’était malgré tout une décision
importante requérant une profonde réflexion. Ce Camp était le foyer d’hiver d’un
groupe de personnes qui avaient invoqué la Mère pour qu’elle le gardât pendant
leur absence. Bien que la nécessaire survie autorisât un étranger de passage à
s’y réfugier en cas de besoin, on ne pouvait pas utiliser cet abri sans raison
valable. Nul ne pouvait encourir à la légère les foudres de la Mère.
La terre était abondamment peuplée de créatures vivantes. Dans
leur voyage, ils avaient rencontré d’innombrables variétés d’animaux, mais
aucun être humain. Dans un monde où l’homme était si rare, il était
réconfortant de penser qu’un royaume d’esprits invisibles connaissait leur
existence, surveillait leurs actions et guidait parfois leurs pas. Même un
esprit sévère ou inamical, assez concerné pour exiger des actes de pénitence,
était préférable à la froide indifférence d’un monde dur et sans pitié, où leur
vie ne dépendait que d’eux-mêmes et où ils n’avaient personne vers qui se
tourner, pas même en pensée.
Ayla en était arrivée à la
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