Le Gué du diable
attiré par la réputation en question.
— Comment cela ?
L’intendant se gratta l’oreille avant de répondre :
— Depuis quelque temps – c’est mon impression –, il était changé, étrange si je peux dire, parfois abattu, parfois d’une colère !… Même son visage s’était transformé. Il était…
— Eh bien ?
— … comme possédé, murmura Benoît.
Un murmure parcourut l’audience.
— Soit ! reprit le missus. Cependant, possédé ou pas, tout cela n’explique pas pourquoi c’est Wadalde qui, finalement, est allé au rendez-vous.
— Il faut dire, expliqua l’intendant, que Robert et Wadalde s’entendaient bien, du moins en apparence, ou plutôt que le vassal était à la dévotion de son maître. Donc, d’après moi, Robert a dû obtenir facilement de lui qu’il le remplace. D’ailleurs, cela devait le flatter, je veux dire Wadalde. Et puis Robert lui avait promis de l’accompagner.
— Tiens ? Comment peux-tu en être sûr ?
— Le palefrenier que tu vois là, indiqua Benoît, te confirmera que, l’après-midi du crime, Robert a demandé son cheval et est parti, très peu de temps après Wadalde, sur le même chemin.
L’homme opina du bonnet.
— Encore un qui a recouvré la mémoire, ponctua Childebrand. Mais, dis-moi, Robert était-il armé ?
— Oui, maître, son glaive court, répondit le palefrenier d’une voix tonitruante, ce qui fit rire l’assistance.
Childebrand revint à Benoît.
— Mais pourquoi donc, demanda-t-il, Robert a-t-il accompagné Wadalde ?
— En choisissant ce gué et en escortant Wadalde, il devait avoir une idée derrière la tête.
— Explique-toi !
Benoît hésita puis énonça d’une voix tremblante :
— Et s’il voulait se faire aider… par le Malin ?
— Qu’est-ce encore que cela !
— Qui a pu… égorger un homme… d’une façon aussi horrible… avec cette force… bredouilla l’intendant.
— Alors qui, selon toi, a assassiné Wadalde ? lança Childebrand.
— Que te dire de plus, seigneur ? Je n’ai pas assisté au meurtre. Je t’ai dit tout ce que je savais.
Le comte Childebrand remercia l’intendant des Gérold et fit comparaître les colons Émile et Clément. Ceux-ci, tout en jetant des coups d’œil inquiets vers le comte Ermenold, confirmèrent qu’ils avaient bien vu trois cavaliers se rendant au gué, deux sur le domaine des Gérold, un sur celui des Nibelung, mais plus tard. Oui, ils n’en avaient vu repartir qu’un seul, côté Gérold, au crépuscule. Non, ils n’avaient reconnu aucun des trois.
Dodon, à la demande des missi, fit alors état des déclarations de Théobald reconnaissant qu’il avait été désigné pour représenter les Nibelung aux pourparlers.
Après une courte suspension, la séance reprit avec la déposition du comte d’Auxerre qui fit sensation en rapportant, comme s’il les avait faites lui-même, les constatations que lui avait soufflées Doremus concernant les indices découverts près du gué, sur le tertre, et découlant de l’examen du cadavre. Erwin se retournait de temps à autre vers son assistant, dont le rôle était passé sous silence, parce qu’il devait demeurer discret, par souci d’efficacité, et il le regardait avec une expression qui disait son estime.
Le comte d’Auxerre en était arrivé à « ses » conclusions.
— Il est certain, affirma-t-il, que Wadalde, accompagné par Robert, est arrivé au Gué du diable par le chemin du nord. Pour mieux observer les alentours et pour éviter toute surprise, ils sont montés sur le tertre, d’où l’abondance du crottin. Ils sont alors descendus de cheval. Wadalde surveillait l’arrivée au gué, tournant le dos à Robert. Celui-ci tire son glaive, bondit et égorge le malheureux vassal. Rien de plus facile pour un combattant aguerri. Wadalde se vide de tout son sang, presque d’un seul coup, sur le tertre même ; à preuve les flaques noirâtres sur l’herbe et aussi les vêtements du mort pleins de sang. Une fois son forfait accompli, le meurtrier tire le cadavre jusqu’à la rivière, sans doute pour faire croire à un affrontement mettant en cause l’émissaire des Nibelung. Voilà quel est le résultat de mes investigations.
Des commentaires bruyants, des exclamations, troublèrent un instant le calme de l’audience. Le comte d’Auxerre avait fait une forte impression. Les colons, surtout ceux qu’il avait interrogés, les yeux écarquillés,
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