Le guérisseur et la mort
garde épiscopale se glissa furtivement dans la pièce avant de se tapir dans le coin le plus obscur de la chambre.
— Des accusations aussi graves exigent la présence de témoins, dit prudemment Bernat en se tournant vers le sergent. Cet homme sait-il qu’il agonise ?
— J’en suis persuadé, répondit Isaac, l’air sombre. À sa façon, c’est aussi un médecin.
— A-t-il demandé un prêtre ?
Isaac fit signe que non puis il se tourna vers l’étranger alité.
— Maître Joan, voici le père Bernat, le secrétaire de Son Excellence. Il va prendre note de vos paroles et les transmettre à l’évêque dès que celui-ci sera en état de reprendre ses fonctions.
— J’étais à bord d’un navire marchand parti de Cagliari, en Sardaigne, raconta l’homme avec beaucoup de calme. Nous voguions vers Barcelone et nous en étions à moins d’un jour de voile quand la tempête nous obligea à changer de route. Les marins m’ont transporté jusqu’au rivage, j’ignore ce qu’il est advenu d’eux.
Un spasme de douleur le fit hoqueter.
— Sant Feliu, reprit-il, je croyais que nous n’atteindrions jamais Sant Feliu de Guíxols. Ils m’ont fait descendre dans un petit canot. Ils riaient de moi. J’ai cru périr en mer. Jamais cru que cela pourrait arriver, jamais. Surtout lui, cet immonde porc, ce traître…
— Quel est ce traître infâme que vous évoquez ? demanda Bernat. Est-il une menace pour Son Excellence ? Ou Sa Majesté, peut-être ?
— Laissé aller à la dérive. Moi. Je leur avais tant donné. Mon seigneur leur a tant donné. J’avais des messages à délivrer de la part de mon seigneur. Des messages importants.
— Dis-moi à quoi il ressemble, fit Isaac dont les mains couraient sur le corps de l’étranger, raidi par la douleur. Vite !
— Il est livide, seigneur, l’informa Yusuf. Son corps est agité de spasmes, mais pas comme sous l’effet de la strychnine. J’ai à présent vu ça.
— Il serait mort à présent si c’était ce qu’on lui a administré. Va chercher un peu du remède contre la douleur préparé pour Son Excellence. Dis à Raquel qu’il nous en faut davantage.
Peu après avoir réussi à avaler une gorgée de cette mixture, les mâchoires crispées de l’homme se détendirent et il reprit la parole.
— C’est le garçon qui a fait ça. Ce miséreux, ce rebelle… je lui ai enseigné tout ce que je savais… tous mes secrets… même la formule qui lui a permis de me tuer, celle que j’avais apprise auprès des grands maîtres de Gênes, oui, je la lui ai confiée et il me l’a volée. Il va la gaspiller. Je l’avais prévenu. Les pauvres hères ne doivent pas utiliser ce genre de choses. Seuls les riches en sont dignes…
Il s’arrêta un instant et écarquilla les yeux.
— Les riches. Sa stupide seigneurie ne l’est pas assez pour l’emporter sur le monarque le plus froid, le plus cupide du monde et son épouse sans cœur… Elle est meilleur général que lui. Si elle avait été amiral, c’eût été la fin de nous tous. Mais nous nous en sommes tirés, mon seigneur et moi.
— Fait-il référence à Leurs Majestés ? demanda Bernat, un peu guindé, guettant une confirmation.
— Je le crois, dit Isaac.
— Il est aux portes de la mort. Mais qui est sa seigneurie ?
— Qui est votre seigneur ? insista Isaac. Vit-il ici, dans l’Empordà ?
Il ne semblait plus à même de répondre aux questions.
— Nous avons quitté sa seigneurie, le grand juge, ce lâche, pour nous cacher dans son petit donjon tandis que la fille de Rocabertí devait se traîner à genoux devant Sa Majesté et lui rappeler sa noble ascendance.
La plume du scribe courait à toute allure sur le papier.
— Il parle du juge d’Arborea, dit Bernat, moins scandalisé qu’intrigué. Car c’est lui qui a marié la fille du vicomte Rocabertí et ainsi réuni deux grandes maisons. Je parierais que cet homme se trouvait à Alghero. Mais il ne parle pas de lui comme de son seigneur.
— Maître Joan, dit Isaac, quel est votre seigneur ? Est-il l’auteur du message adressé à Sa Majesté ?
— Mon seigneur… murmura le mourant. Mon seigneur se moque bien de ce qui nous arrive après tout ce que nous avons fait pour lui. Mais il entendra à nouveau parler de nous. C’est déjà fait d’ailleurs. Attention, le médecin. Avertissez votre évêque de se tenir sur ses gardes. Il me doit une vie. Ils m’ont volé ma vie, ils me
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