Le guérisseur et la mort
ça…
— Avant tout ça quoi, maîtresse ? demanda-t-il. Vous oubliez que je ne suis pas en ville depuis très longtemps et que je ne connais pas les gens aussi bien que vous.
— Je connais qui, hein ? fit-elle avec mépris. Personne.
— La majeure partie de la ville, maîtresse. Tous ceux que je rencontre ont pour vous la plus haute estime.
— C’est bien aimable de votre part, jeune homme, dit la vieille dame dont les yeux brillaient, mais je suis au courant de ce que l’on raconte sur moi. Je puis tout de même vous apprendre une chose : avant que le galant de Regina n’entre dans l’armée afin de se battre en Sardaigne au nom du roi… il se trouve à présent dans quelque coin perdu, à l’autre bout du monde, sans souhaiter revenir…
Elle fut interrompue par une quinte de toux et déglutit péniblement.
— Je souffre encore…
— Tenez, maîtresse. Prenez un demi-gobelet de ce mélange, dit-il en lui tendant une boisson à base de vin doux, de miel et de plantes.
Elle but, lui sourit, et reprit son récit.
— Elle n’a pas toujours été aussi pâle et elle ne pleurait pas continuellement. Chacun sait que, sans un miracle, elle mourra. Je prie pour un tel miracle, mais je ne me suis pas montrée parfaite à une certaine époque, ajouta-t-elle en riant, et je ne pense pas que le Seigneur accède à mes prières.
— Un miracle, répéta Lucà. Ah, maîtresse, cela me fait du bien de vous entendre et de voir que vous parlez mieux qu’hier. Si vous avez une cruche, je pourrai préparer une plus grande quantité de ce breuvage. N’y touchez pas pour l’instant, mais quand les cloches sonneront, remuez-le à l’aide d’une cuillère et buvez-en un demi-gobelet. Ensuite, reprenez-en chaque fois que vous entendrez les cloches, aussi longtemps que cela sera nécessaire. Mais jamais plus d’un demi-gobelet, dit-il en agitant le doigt comme s’il la semonçait. Une trop grande quantité serait nocive. Je reviendrai demain voir comment vous allez.
Lucà regagna lentement, très lentement même, la maison de pierre du faubourg de Sant Feliu de Guíxols où Romeu avait son atelier et sa demeure. Il réfléchissait à l’état de ses bottes et de sa tunique ainsi qu’à la légèreté de sa bourse, même s’il ne versait au menuisier que quelques pièces par semaine.
Les gens l’appréciaient. Et il le savait. Oui, tout le monde l’aimait bien, à l’exception peut-être de quelques membres de la communauté juive qui se méfiaient de lui depuis son arrivée inopinée dans la demeure de maître Isaac, trois semaines auparavant. L’occasion lui avait paru idéale, songea-t-il avec tristesse. Aborder son cousin dans la maison du médecin, les deux hommes qu’il désirait rencontrer… Mais cela n’avait rien donné et, hormis la vieille dame et trois ou quatre autres personnes qui l’avaient appelé par curiosité, nul ne semblait intéressé par ses remèdes. Un miracle, voilà ce dont il avait besoin. La vieille dame lui en avait suggéré l’idée. Guérir la fille si pâle, si triste de son logeur. La ville le remarquerait enfin.
La fin de la semaine fut marquée par la fête des Rameaux. Le vent frais venu des collines ébouriffait les cheveux, soulevait les voiles et relevait les ourlets des robes, mais le soleil était radieux et les oiseaux égayaient les cœurs de leur chant. Ce matin-là, Lucà ne s’éveilla que lorsque les cloches de la grande église de Sant Feliu se joignirent à celles de la cathédrale pour appeler les fidèles à la messe. Il sauta du lit, fit sa toilette et se vêtit en un instant. Comme il ouvrait la porte de sa chambre, il entendit la voix du menuisier résonner dans les escaliers.
— Regina, tu dois te lever. C’est dimanche, celui qui précède Pâques. J’aimerais que tu m’accompagnes à l’église.
— Je ne peux pas, papa, dit une voix qu’il avait à peine entendue jusque-là. Je ne veux pas me présenter à tous ces gens et sentir sur moi leurs regards apitoyés. Je suis trop fatiguée, trop malheureuse aussi. Comment pourrais-je me rendre à l’église si je ne cesse de pleurer ?
Pour la première fois, Lucà se demanda vraiment ce qui n’allait pas chez la fille de Romeu. Personne ne lui en avait parlé, à l’exception de la vieille dame. Il songea qu’il devrait le savoir, lui, alors que tous les autres se contentaient de soupirer et de secouer la tête en disant « Pauvre Regina ! » comme si
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