Le Hors Venu
Aquitaine ? Pourquoi ne pas l’avoir simplement caché – s’il fallait le cacher – dans ces montagnes ou dans les rudes étendues qu’ils avaient traversées en venant de Syracuse ? Que s’était-il passé alors qu’il ignorait ? Quel danger courait-il ? Tant de choses restaient obscures !
Ils remontèrent en selle. Hugues semblait avoir pris la décision d’entrer dans la ville. Plus ils s’approchaient, plus la cohue était dense. Le jeune Normand essaya non sans mal, bousculé par les piétons et les autres cavaliers, de maintenir sa monture près de celle de son maître.
Le son lointain des trompes – était-ce l’arrivée de la flotte royale au port de la Cala ? -et les éclats d’une discussion acharnée le ramenèrent malgré lui à ce qui l’entourait. De pauvres cabanes aux toits de roseaux s’accotaient aux remparts, des mendiants en haillons tendaient la main aux passants qui les écartaient avec rudesse. La haute porte cloutée de fer était grande ouverte et les gens d’armes en barraient l’accès, formant un entonnoir où passait lentement piétons et cavaliers.
— La Porta dei Greci, la porte des Grecs, indiqua Hugues. Nous allons tenter notre chance ici, la foule y est moins nombreuse, et derrière, c’est la Kalsa, l’ancienne Khalisah, le quartier musulman, j’y ai un ami que je veux te présenter.
Le Gréco-Syrien avait aussi remarqué qu’aucun cavalier de la Légion arabe ne se tenait derrière le détachement de gens d’armes.
Des exclamations de colère et des lamentations fusèrent à nouveau. Des soldats descendaient le long du convoi d’un riche marchand arabe, jetant ses ballots à terre, bousculant sans ménagement serviteurs et marchandises. Le ton montait entre le marchand et celui qui dirigeait la fouille. Un sergent s’approcha. Il avait la démarche lourde d’un homme qui en a beaucoup vu et son visage buriné exprimait la lassitude. Depuis le désarmement des musulmans et les incidents qui avaient suivi, la tension entre ses hommes et la population était de plus en plus forte. Dans les tavernes et les rues, les bagarres dégénéraient, le sang coulait et il n’y avait pas un matin sans qu’on ne trouve quelques cadavres de l’un ou de l’autre camp.
— Que se passe-t-il ici ? gronda-t-il.
Le soldat se raidit et salua son supérieur.
— Il refuse qu’on fouille ça.
Le sergent se tourna vers le chariot bâché que lui désignait l’homme d’armes et questionna le marchand.
— C’est vrai ?
— Oui, sire officier, qu’Allah me pardonne ! Et puis, pourquoi jeter ma marchandise à terre ? S’il veut fouiller, il peut le faire sans bousculer mes gens ni mon chargement. Je suis un respectable marchand et c’est la première fois qu’on me traite ainsi à Palerme.
Il avait le physique sec des hommes du désert et ses habits tout comme ses doigts ornés d’anneaux d’or montraient sa richesse.
— Que transportes-tu ?
— Je travaille depuis des années avec le tiraz , sire officier, et (il baissa la voix) avec le Chypriote. Il y a là des soies de Perse, de Chypre, de Syrie, d’Égypte, siglaton, damas, marramas, samit, cendal...
L’officier avait tiqué au nom du Chypriote, les appuis du marchand étaient innombrables et il ne faisait pas bon lui déplaire.
— Et c’est ça que tu ne veux pas montrer à mes hommes ? l’interrompit le sergent qui craignait que l’autre ne se lance dans les descriptions, les qualités et la trame de chacune des étoffes.
— Oh non, sire officier, tout cela ils l’ont vu ! Mais dans ce chariot-là, il y a mes filles.
— Tes filles ?
— Oui, mes gazelles, mes toutes précieuses, les joyaux de ma vieillesse... Allah en soit témoin. Je ne peux laisser monter des soudards de cette sorte près d’elles.
Le sergent soupira, puis durcissant sa voix malgré l’amusement qui le gagnait, demanda :
— Seraient-elles à prendre leur bain dans ta carriole que tu ne veuilles les laisser voir ?
Le marchand s’empourpra.
— Mais non, protesta-t-il.
— Alors, assez perdu de temps, grommela l’officier en voyant la file des mécontents et des curieux s’amasser autour d’eux. Soulève toi-même cette toile que je jette un coup d’œil à l’intérieur.
— Par Allah le Bienheureux, si c’est vous, sire officier, il n’y a pas de problème.
Et l’homme repoussa la bâche dévoilant au regard du sergent un intérieur douillet recouvert de tapis et de
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