Le Hors Venu
retrouva dans l’antichambre, cette vaste salle d’où partait l’escalier qui menait à l’étage. De là, il apercevait le jardin. Il était devenu si sauvage que l’ordonnance et les tracés de jadis avaient disparu.
Les souvenirs l’assaillaient. Les odeurs, les lumières, les couleurs de ces lieux lui rappelaient le passé. Alors qu’il ne voulait penser qu’à Eleonor, c’est Judith qui l’attendait là, et son image qui l’envahissait malgré lui. Non qu’il la revoie telle qu’elle avait été, tout cela était trop ancien. C’était plutôt une douleur sourde, des mots insupportables, des gestes irréparables. Qui a dit que la souffrance s’efface avec le temps ?
Il se força à songer à la vie, à Eleonor.
D’Avellino le rejoignit bientôt. Apparemment, pour lui aussi, la nuit avait été courte. Une barbe bleue mangeait ses joues maigres et ses traits étaient tirés. Ils s’affrontèrent du regard. Ils n’avaient plus à simuler maintenant. Si Maion avait été là, il aurait assisté à l’akhir ad-dusut , le final, la mise à mort.
— Je t’attendais, fit d’Avellino dont les paupières s’étaient mises à tressauter. Mais qu’as-tu fait de ton protégé ?
Le chevalier avait utilisé le tutoiement de leur ancienne amitié.
— Je l’ai laissé au palais royal, mentit Hugues. Où est-elle ? Où est Eleonor de Fierville ?
— J’ai appris que tu la cherchais. Après Syracuse, tu as suivi bien des pistes, mais aucune n’était la bonne. Marsico l’avait mise à l’abri non loin de Palerme, dans l’une de ses demeures de Cefalù.
— Cesse ce jeu, veux-tu ? J’ai vu le sire de Marsico qui m’a dit ton rôle dans cette affaire. Pourquoi t’en prendre à Eleonor ?
— Je vais te conter tout cela, mais viens, nous serons mieux assis à l’étage, fit-il en tournant les talons.
Hugues hésita, songeant que, pour l’instant, tant que Bartolomeo gardait Eleonor en otage, c’est lui qui menait le jeu. Comme s’il avait deviné les pensées qui l’agitaient, le chevalier ajouta sans se retourner :
— Tu sais bien que sans mon aide, tu ne la retrouveras pas. Alors suis-moi, et je te promets qu’ensuite je te conduirai à elle.
— Je sais ce que vaut ta parole, répliqua Hugues en gravissant les marches.
— Et moi la tienne ! Mais c’est tout ce que j’ai à t’offrir.
Hugues savait que la chambre de Judith était là-haut. Mais c’était aussi là que le Chypriote disait qu’on avait enfermé Eleonor. Une fois sur le palier, un bruit sourd attira son attention : grattements contre le bois, halètements, grognements.
— C’est cette sale bête ! gronda d’Avellino. Elle est enfermée à double tour, mais, depuis une heure, elle s’acharne contre la porte comme si elle pouvait en venir à bout.
Tara, le grand chien d’Eleonor. S’il voulait sortir, c’est que la jeune femme n’était pas avec lui.
— Viens ! fît d’Avellino en s’effaçant pour le laisser passer.
— Passe d’abord ! fit Hugues dont la méfiance n’était pas apaisée.
— Que crains-tu ? Nous avons tant à nous dire. Je ne veux pas, comme autrefois, gâcher mon plaisir en allant trop vite. Imagine, Hugues, toutes ces années passées à te chercher... et à inventer la meilleure façon de te faire souffrir.
— Tu es fou, d’Avellino !
Les tics sur le visage du chevalier noir s’étaient amplifiés, déformant ses traits réguliers.
— Peut-être, mais qu’importe ! fit-il en s’asseyant sur un des fauteuils. La raison, la folie... Le monde n’est que question de point de vue, et le mien, fol ou non, en vaut bien d’autres et me convient. Tu sais, le plus drôle, c’est toi qui m’as montré le chemin.
— Que veux-tu dire ?
— En tombant amoureux de cette femme.
— Que vas-tu inventer là ? Nous avons appris, Tancrède et moi, que le sire de Marsico en avait épousé une autre, nous voulions la prévenir et l’aider à trouver un bateau pour rentrer chez elle.
— N’essaye pas de me mentir pour la sauver, Hugues. Et laisse-moi poursuivre mon histoire.
Les yeux d’Hugues s’étaient posés sur le portrait de mosaïque. Tout d’un coup il revit Judith telle qu’elle avait été, provocante et belle. Au début, comprenant qu’elle se jouait de lui, il s’était méfié puis, alors qu’il revenait d’Orient, peut-être parce qu’il avait failli mourir et qu’il avait besoin de croire en l’amour, il lui
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