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Le hussard

Le hussard

Titel: Le hussard Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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sergents hargneux. Et c’étaient
eux, les fantassins du 8 e  léger, qui devaient faire le plus
dur, pour qu’ensuite, le gros du travail terminé, les brillants hussards
arrivent sur leurs chevaux et distribuent çà et là quelques coups de sabre en
poursuivant l’ennemi que d’autres avaient mis en fuite et en se réservant la
plus grande part de gloire. Le monde était mal fait, et l’armée française plus
mal faite encore.
    Telles étaient les réflexions de Frédéric à propos des
hommes qu’il escortait vers ce qui pourrait leur apporter la mort, la
mutilation, peut-être aussi la victoire – mais le jeune lieutenant était
fort conscient que morts et mutilés se moquaient bien de la victoire : à
la hauteur où le situaient son cheval, son uniforme et ses galons, Frédéric
était convaincu que l’idée que pouvaient se faire de la gloire ces soldats qui
allaient à pied, fusil à l’épaule, différait considérablement de la sienne.
    La gloire. Le mot lui revenait tout le temps à l’esprit, il
affleurait presque à ses lèvres. Frédéric aimait la musique de ces six lettres.
Elle avait quelque chose d’épique, elle planait au-dessus de tout le reste.
    Frédéric savait que depuis des temps immémoriaux l’homme
s’était battu contre ses semblables pour des raisons souvent matérielles et
immédiates : la nourriture, les femmes, la haine, l’amour, la richesse, le
pouvoir… Ou même simplement parce qu’on le lui commandait, et, fait étrange, la
peur des punitions se superposait fréquemment à la peur de la mort qui pouvait
le guetter dans la guerre. À maintes reprises, il s’était demandé pourquoi des
soldats aux sentiments grossiers, peu enclins aux motivations d’ordre
spirituel, ne désertaient pas en plus grand nombre ou ne refusaient pas de
faire leur service quand ils étaient appelés. Pour un paysan qui ne voyait pas
plus loin que sa petite terre, sa chaumière ou la nourriture indispensable à la
survie de sa famille, partir pour des pays lointains défendre des monarques
tout aussi lointains devait représenter une entreprise stérile, absurde, dans
laquelle il n’avait rien à gagner et beaucoup à perdre, y compris son bien le
plus précieux : la vie.
    Pour Frédéric Glüntz de Strasbourg, c’était différent. Quand
il avait décidé d’embrasser la carrière militaire, il l’avait fait sous
l’empire d’une passion pleine d’élévation et de générosité. Il y cherchait la
cristallisation d’une aspiration supérieure, d’un idéal qui l’arrachait au
confort de la vie bourgeoise et lui montrait le chemin de l’héroïsme, des
nobles sentiments, du sacrifice suprême. Il était entré dans l’armée comme on
entre en religion, empoignant son sabre comme on empoigne la croix. Et si les
prêtres et les pasteurs aspiraient à gagner le Ciel, il aspirait à gagner la
gloire : l’admiration de ses camarades, le respect de ses chefs, sa propre
estime, avec cette belle conviction désintéressée qu’il était doux et grand de
combattre, de souffrir et peut-être de mourir pour une idée. L’Idée. Voilà ce
qui, précisément, le différenciait de tous ceux, la majorité, qui vivaient
prisonniers du tangible et de l’immédiat.
    Il désira que ses parents et Claire Zimmerman puissent le
voir en ce moment, droit sur sa selle en tête de son peloton, escortant des
hommes qui marchaient vers un combat auquel lui-même participerait bientôt. La
longue veillée d’armes était sur le point de s’achever. Il désira que les êtres
qu’il aimait puissent être témoins de son courage serein, de sa manière de
chevaucher sur le champ de bataille, de son regard impavide rivé sur le chemin
à suivre, prêt à l’action au cas où surgiraient des cavaliers ou des fantassins
ennemis, responsable de ces jeunes recrues confiées à ses soins et à ceux des
hommes qu’il commandait.
    Plusieurs coups de feu partirent d’un petit bois de pins
proche, et un hussard du peloton tomba de sa selle avec une plainte rauque.
Frédéric sursauta et tira brusquement sur les rênes de Noirot qui fit un bond
et se cabra en manquant désarçonner son cavalier. Étourdi, il vit que les rangs
de chasseurs qui marchaient à sa droite s’agitaient pendant que tout le monde
criait en même temps :
    — Les francs-tireurs ! Les francs-tireurs !
    D’autres détonations retentirent, venant cette fois de la
colonne et, alors seulement, Frédéric regarda en direction du

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