Le jardin d'Adélie
émerger de sa dangereuse somnolence, causée par sa trop longue exposition au froid. Il s’assit, mais celui qui se prénommait Godefroy le repoussa contre le sol dur. La tunique soulevée par la crosse de l’étrange prêtre exposa l’abdomen plat de l’adolescent. Une plantureuse femme blonde se passa la langue sur les lèvres à cette vue.
— Un pot. Quel enfant étrange. Et si c’était un sorcier ? dit un homme aux mains bandées.
Louis répliqua, d’une voix lasse :
— C’est mon levain. Il n’y a pas de sorcellerie là-dedans. Je suis boulanger.
Depuis son départ de la maison, il avait porté le petit bocal contre sa peau pour que les précieux ferments ne gèlent pas. Son seul espoir était que la souche vénérable, dernier témoin d’un passé prospère, fût encore bonne. Il dit, en se rasseyant :
— Rendez-le-moi.
— Ne me donne pas d’ordres, jeune prétentieux. Le Gros, approche. Tiens, voilà pour toi, dit le prêtre.
Il tendit le pot de terre cuite à un gros barbu qui s’était jusque-là tenu à l’écart avec une jeune fille dont les longs cheveux sales lui couvraient presque le visage. L’homme remercia vaguement en s’inclinant et se hâta de se fondre à nouveau parmi le groupe, comme s’il cherchait à se soustraire le plus vite possible aux prunelles incandescentes du captif. Il ordonna à sa jeune compagne :
— Tais-toi.
— Oui, Père, dit-elle, gardant humblement la tête baissée.
Tout comme son père, elle eut le vague pressentiment que de voir Louis tomber entre leurs griffes était la pire chose qui pouvait arriver. L’homme marmotta :
— L’idiot. Qu’est-il venu faire ici ? Faut toujours qu’il se mette dans le pétrin. Eh bien, tant pis pour lui. Pas envie de compromettre mes chances avec Magister à cause de lui, moi. Tout ça, c’est sa faute, pas la mienne.
— S’il vous plaît, laissez-moi aller lui parler.
— Non mais tu rêves ! Pas question. Tu ne bouges pas d’ici. De toute façon, quoi qu’il advienne, on n’y peut rien.
— C’est à moi. C’est mon levain maintenant. Vous n’auriez pas dû partir. Dites-leur ! appela Louis qui se leva en titubant.
Le gros homme se faufila parmi le groupe en bousculant certaines personnes, traînant la jeune fille de force. Elle se laissait docilement faire, mais son regard affligé s’accrochait à Louis qui se débattait en criant :
— Vous n’êtes qu’un lâche, un sale lâche !
Le groupe se resserrait subtilement autour de lui. Il commençait à remarquer certains détails qui lui avaient échappé jusque-là. Il crut aussi entendre quelques plaintes et des bruits de coups vers l’arrière de la troupe. Magister arborait un collier d’aspect louche, composé d’anneaux disparates, sans doute volés ou arrachés des doigts de trépassés. En regardant sa crosse de plus près, Louis remarqua que les branches de la croix étaient aiguisées comme le fer d’une guisarme. C’était un poignard déguisé dont les quillons formaient les traverses de la croix, et le manche, avec sa lame, le support. Le chef spirituel à la barbe jaune et crasseuse, ainsi que deux acolytes, semblait vigoureux. Ils avaient l’air de manger à leur faim. Derrière eux, six autres personnes bien portantes s’étaient disséminées à travers le groupe, deux femmes et quatre hommes. Cependant, l’un d’entre eux portait des stigmates et boitait en s’appuyant contre une canne crochue. Les treize individus restants étaient faméliques et couverts de cicatrices sanglantes et d’ecchymoses. Leurs vêtements étaient en lambeaux. Il y en avait de tous âges, depuis les adolescents jusqu’aux vieillards.
Ce groupe de vingt-deux hommes et femmes ressemblait davantage à un ramassis de pèlerins misérables qu’à un groupe de bandits. Pourtant, même les bandes de malfaiteurs évitaient de se retrouver face à face avec eux au détour d’un sentier. Ils faisaient partie d’une nouvelle secte de fanatiques née de la misère humaine, qui inspirait davantage de crainte que de dévotion. Ils s’appelaient eux-mêmes les Pénitents {55} .
Magister s’avança en souriant.
— Tu me parais vigoureux, l’ami, dit-il. Sois donc des nôtres. La Providence saura t’en récompenser dans ce monde-ci tout comme dans l’autre.
— Je connais de vrais moines. Ils ne vous ressemblent pas.
— Les moines dont tu parles ne sont que des pleutres qui se terrent derrière les murs
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