Le jardin d'Adélie
le vol erratique de l’oiseau.
Soudain, il prit conscience de ce qu’il venait de dire. Il n’aima pas cela. C’étaient là des mots que son père lui disait souvent, à lui. Du coup, il eut envie de tuer ce pigeon. Une espèce de rictus fit saillir sa mâchoire et donna à son visage une expression de férocité primitive. L’enfant se mit en quête de cailloux à lancer. Il n’en trouva pas.
— Maudit oiseau trop laid ! dit-il au pigeon. Louis aimait Père. Il l’aimait de tout son cœur. Mais il ne voulait pas dire les mêmes choses que lui. Il n’avait plus envie de voler.
Une à une, les pièces de monnaie furent ramassées et remises dans la bourse. Dévalant l’escalier à toute vitesse, au risque de se rompre le cou, Louis fit une pause sur le palier du troisième, le temps de récupérer son bâton et sa hotte. Quelle ne fut pas sa surprise de retrouver sa piécette fugueuse au beau milieu de la Grande Galerie. Cela tenait du miracle. Il ne lui restait plus qu’à rentrer avant le couvre-feu. S’il se hâtait, c’était encore possible. Peut-être avait-il une chance d’échapper au bâton de Père.
De retour en bas, hors d’haleine, Louis se laissa happer par la foule qui soudain lui parut plus bruyante et plus dense qu’avant sa montée au clocher. Le ciel avait profité de son absence dans les escaliers en colimaçon pour étendre au-dessus des toits pentus l’étoffe phosphorescente qui précédait de peu l’arrivée de la nuit. Le garçon dut fournir un ultime effort pour faire ses dernières livraisons à la course. Heureusement qu’il allait être de retour à la maison avant Père, qui lui rentrait rarement avant le couvre-feu.
Louis n’était pas un bon fils et il le savait. Il mettait trop de temps à faire ce qu’on lui demandait. C’était souvent très difficile d’obéir, même s’il faisait de son mieux. Mais Père était toujours déçu. « Peut-être que je suis réellement taré », se disait-il parfois avec inquiétude. Un jour, il avait entendu Père dire à Mère : « Fais-moi un vrai fils et c’est à lui que j’enseignerai le métier. » Louis n’avait pas de frères ni de sœurs comme les autres enfants. Il se demandait d’ailleurs pourquoi. Peut-être était-ce parce qu’il aurait été un mauvais grand frère, aussi. Il ne comprenait pas. Sans doute valait-il mieux ne pas trop s’attarder aux choses que l’on ne comprenait pas. Il y avait beaucoup trop à faire.
« Je promets d’être un bon fils, désormais, se dit-il. Je vais cesser de traîner en route et je travaillerai plus fort. Et je deviendrai le meilleur boulanger de Paris. Père et Mère ne seront plus jamais malades. Ils porteront de beaux habits. Mère mangera de la viande rôtie avec des épices tous les jours et Père sera enfin fier de moi. »
Sa poitrine se gonfla de bonheur anticipé. Si seulement il devenait un bon fils, ils pourraient faire tellement de choses. Il eut alors la certitude qu’il allait pouvoir en être un. Là, à partir de cet instant précis, et cela, même s’il était à bout de souffle et même si son corps tout entier lui faisait mal. Ces petits désagréments causés par sa course ne lui étaient rien du tout puisqu’il s’était mis à songer à son jardin, celui-là même qu’il avait mentionné à l’ange.
Ce soir-là, il parvint à le voir distinctement. C’était leur refuge secret, à sa mère et à lui. Ils l’élaboraient ensemble à l’insu de tous depuis longtemps. Ce jardin n’existait pour le moment que pour eux, dans leur tête. Il n’attendait qu’une chose pour devenir réel : que Louis fût grand. Le garçon aperçut sa main, devenue celle d’un homme, serrant la barrière du jardin afin de la refermer derrière lui. Rien ni personne ne venait plus les y importuner. Louis se vit adulte, en train d’y conduire ses parents fatigués. Il les faisait asseoir ensemble sur un banc décoré de pampres en fer forgé et leur disait : « Reposez-vous, tous les deux. Je m’occupe de tout. » Et il leur apportait un panier rempli de petits pains moelleux qu’il avait confectionnés lui-même. Nul vacarme ne venait déranger le chant des pinsons. Louis-adulte se tenait à la porte du fournil et regardait ses parents aux cheveux blancs partager le pain. Il s’essuyait les mains sur son tablier épais et s’étirait au soleil, heureux au son de sa mélodie favorite, le dos chauffé par le four qui embaumait derrière
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