Le jardin d'Adélie
exécuteur, et il est aussi honnête que vous et moi {122} .
— Seuls les gens de condition portent l’épée et vous me certifiez qu’il est honnête {123} ?
— Les gens de condition et l’exécuteur, selon l’ordonnance de Fricamp, dit Louis qui sortit de sa poche un papier plié qu’il remit au garde.
Ce dernier le déplia et le présenta d’abord à la ronde, puis au boulanger, en disant :
— Apprenez qu’en signant la commission que voici ce jeune homme est devenu fonctionnaire de la justice municipale. Autrement dit, sa préséance est au moins égale à la vôtre, maître boulanger. Tout manquement à son égard sera considéré comme très grave et sera châtié en conséquence. Me suis-je bien fait comprendre ?
Le commerçant jeta un coup d’œil à la signature de l’homme en noir sans oser toucher à la lettre de commission.
— Une hache ! Très approprié, dit-il avec mépris.
Louis avait d’abord été tenté d’utiliser en guise de signature les trois traits sinueux qui avaient composé sa marque en tant que boulanger, mais sa plume était demeurée suspendue au-dessus du parchemin. Non, cette signature n’avait plus lieu d’être. La boulangerie de son enfance n’existait plus. Ni cette vie-là, d’ailleurs. Louis Ruest lui-même avait perdu son identité et son visage derrière une cagoule. Cela lui était indifférent. Il n’avait rien contre le fait de profiter de l’occasion pour enterrer en même temps que son ancienne marque le nom qu’il tenait de son père. « Le nom est enseveli avant l’homme, mais le tour de l’homme saura bien venir en son temps », s’était-il dit. Il avait alors songé au tatouage sur son bras.
Le boulanger remit la feuille au garde et protesta à nouveau :
— Admettons. Mais, bon Dieu, pourquoi est-ce moi qu’il veut, ce baille-hache* {124} ? Il y en a d’autres.
— Parce que j’ai besoin d’un assistant au château pour le chevalet {125} et puisque vous êtes boulanger, vous avez de bons bras, répondit le bourreau, qui aurait bien aimé que son père soit à la place d’Henri. Ou mieux, de sa future victime.
Une certaine hésitation fut perceptible chez les témoins de la discussion. Malgré les halètements provoqués par l’évocation de l’effrayant instrument, le boulanger ne put s’empêcher d’être flatté par cette remarque. Il croisa fièrement ses avant-bras enfarinés et bomba le torse :
— Ça, tu peux le dire, l’ami. Je suis le meilleur boulanger en ville. C’est pour ça que je te dis : va donc plutôt voir du côté des quais. Là-bas, tu trouveras moult traîne-potence* de ton espèce qui, eux, ne verront aucune objection à servir un bourrel.
Le garde intervint :
— Refuser de collaborer avec l’exécuteur équivaut à refuser un ordre du gouverneur. Je n’ose imaginer cela de votre part, maître Henri.
— Et c’est seulement pour cette fois, spécifia Louis, qui se dit : « Il doit y avoir un moyen de se passer d’assistants. »
Le boulanger, en désespoir de cause, regarda autour de lui et répondit :
— Bon, bon, ça va ! J’obéis, mais vous me faites violence. Ces bonnes gens me sont témoins que je ne vous suis que sous la contrainte.
*
L’assistant gratta nerveusement son avant-bras velu. Il avait bien écouté les instructions et il était prêt. Le condamné aussi. L’homme était étendu à même le sol au centre du chevalet. Il s’agissait d’un cadre de bois rectangulaire vide d’une longueur de six pieds, muni de quatre pattes qui, solidement arrimées, en assuraient la stabilité et l’élevaient à trois pieds du sol. Les poignets de la victime étaient liés par des cordes à un axe, tandis que ses chevilles étaient attachées par des anneaux à l’autre bout du cadre. Le bourreau et son assistant se placèrent de chaque côté et entreprirent d’actionner le treuil en plantant leur longue perche dans les trous prévus à cet effet. Cette manœuvre accentuait la tension de la corde qui s’enroulait d’un demi-pouce à la fois. La victime fut lentement soulevée du sol par ses seuls membres. Son dos se retrouva sans soutien. Le tortionnaire, presque invisible à cause de l’obscurité du coin où il se tenait à dessein, dit :
— C’est déjà pénible, n’est-ce pas ? Le mieux serait que nous en restions là. En fait, cela ne dépend que de toi.
Louis se sentait mal : les murs l’enserraient de trop près. Mais il
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