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Le jardin d'Adélie

Le jardin d'Adélie

Titel: Le jardin d'Adélie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie Bourassa
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pour des raisons d’ordre médical {131} , le faisaient toujours furtivement, à la tombée de la nuit. C’était en général de pauvres gens qui ne pouvaient se payer un vrai médecin. Bon nombre d’entre eux portaient la rouelle*. Les Juifs aimaient bien Louis, qui ne faisait aucune distinction entre eux et n’importe quel autre bourgeois. Il soignait tout le monde avec la même efficacité empreinte d’une certaine rudesse. Au fil de ces deux dernières années, sa réputation avait fini par s’établir. Paradoxalement, il avait acquis d’indéniables compétences par l’exercice de son métier, aussi bien en matière de médecine que dans l’art de donner la mort ou d’infliger de la souffrance. Depuis toujours les bourreaux étaient reconnus pour leurs talents de rebouteux et pour tous ces remèdes aux ingrédients mystérieux qu’ils concoctaient dans le secret de leur cuisine comme des sorciers. On les disait capables de lancer des malédictions, et Louis n’hésitait pas à avoir recours à ces superstitions pour éloigner les indésirables.
    L’apprentissage du métier en l’exerçant avait fait en sorte de réprimer chez lui tout souci, tout sentiment d’empathie qu’il aurait pu éprouver envers ses victimes. C’était son travail et il avait appris à l’accomplir avec la même neutralité professionnelle qu’il aurait manifestée s’il avait dû se faire maçon ou pêcheur. Peu à peu, il avait cessé d’éprouver à infliger la douleur cette pulsion délicieuse, familière, fulgurante. Non, il comprenait à présent que toute sa rancœur et sa colère s’étaient peu à peu concentrées en un distillât de cruauté qui était tout entier dévolu à une seule personne. Il n’était plus poussé par l’envie de détruire, mais plutôt par la nécessité d’administrer la justice. C’était son devoir et il lui fallait obéir aux ordres. La seule chose qui n’avait pas changé, c’était son désir toujours ardent de retrouver Firmin. Même si les circonstances faisaient en sorte qu’une telle rencontre devienne de plus en plus improbable, Louis était incapable de renoncer à ce désir, qui était tout compte fait son unique motivation dans la vie. C’était pour Firmin qu’il torturait, pendait et décapitait ses concitoyens et ce, même s’il s’interdisait par professionnalisme de songer à son père lorsqu’il s’acquittait de son devoir. Non, ses malheureuses victimes n’avaient aucune raison de subir une haine vouée à un autre.
    Dès l’instant du premier contact avec un condamné, il se voilait lui-même en même temps que disparaissait son visage derrière l’étoffe de sa cagoule, et l’autre n’était plus ressenti comme un être humain : il devenait une tâche à accomplir. Il était loin désormais, le jour où il lui avait fallu fournir un effort d’imagination considérable pour transformer le cou de son vieil ami Garin en bois de foyer afin d’être capable de le charcuter laborieusement. Même certains jours où il n’avait pas à pratiquer son office et que son projet accordait un certain répit à ses pensées, cette indifférence persistait. Alors, il se sentait éteint. Il se demandait s’il était toujours un homme.
    *
    La Bertine avait longuement réfléchi. Maintenant, sa décision était prise. Elle se dirigeait d’un pas ferme vers la maison rouge en trébuchant sur les pavés inégaux à cause de la nuit tombante. Elle ne tarda pas à attirer une nuée d’enfants criards qui se mirent à trotter autour d’elle.
    — Ouh, Torsemanche la putain ! Torsemanche qui s’en va voir son amoureux Burgibus* !
    Elle ne se soucia pas d’eux : depuis le temps, elle avait l’habitude. C’était une femme dans la trentaine. Ses cheveux teints en jaune pour qu’ils paraissent blonds dépassaient par mèches d’un foulard aux coloris trop voyants et entremêlé de fausses perles. Mais c’était sur son visage qu’était concentré l’essentiel de son artifice : il était recouvert d’un emplâtre blanc à base de safran pour donner l’illusion d’un teint pâle qui avait été rehaussé de carmin sur les joues et les lèvres {132} . Ses sourcils étaient noirs et avaient été soigneusement épilés afin que l’entre-œil, primordial dans les critères de beauté qui avaient cours, soit large et lisse. Son front haut et dégagé suggérait lui aussi une épilation des premiers cheveux de son pourtour. Mais tout cela n’arrivait

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