Le jour des reines
grand pavillon. L’étal est large : vous, les hommes, pourriez coucher dessous. Nous, elle et moi…
— Et tu crois que je vais…
— Silence, Lisbeth, dit Shirton. La petite a au moins une idée. Pas toi.
— Elles doivent avoir trois flassardes [135] . Il y en aurait deux pour nous, une pour vous… En y joignant les peaux de mouton…
— Tu es folle ! coupa Élisabeth. Jamais ces trois manantes ne consentiront !
— Je peux essayer, my love.
— Tu crois qu’elles auront confiance en ta bonne mine ? Elles vont te trouver outrageuse et losengière et te rire au nez comme tu le mérites !
Élisabeth insistait, le regard bas, la voix acide, nullement méprisante, cette fois, mais égayée par des sornettes dont seule une enfant croyait tirer profit.
— Essaie toujours, dit Shirton.
Griselda s’inclina. Ogier la regarda partir d’un pas dansant.
— Pourquoi pas ? dit-il en s’adressant à Shirton.
La fillette aborda la plus joviale des trois femmes et l’entraîna devant les tentes. Elle fit alors de grands mouvements des bras, implora de ses mains appuyées sur son cœur, écrasa de ses doigts des larmes bien venues, hocha la tête aux propos de la plumassière, balaya du tranchant de sa dextre une suspicion injurieuse et enfin s’agenouilla pour baiser un pan du manteau de la dame en prenant toutefois le temps d’adresser un clin d’œil aux compères.
— Gagné ? murmura Ogier.
— Pas encore, dit Élisabeth toute proche.
La plumassière entraînait Griselda vers ses compagnes. Elles acquiescèrent à ce qu’elles entendaient.
— Hé ! Hé ! fit Shirton incapable de traduire autrement son impatience.
Les trois femmes emmenèrent Griselda devant l’échoppe voisine. L’étalière [136] parut intéressée par leurs propos. Cette petite femme rougeaude, visiblement indécise, quoique tentée, glissa quelques mots dans l’oreille de son mari. Cessant de trancher un cuissot de sanglier, il examina Griselda puis jeta un regard vers ces deux hommes et cette femme malheureux mais dignes dans la nécessité. Après quoi, il donna son approbation.
— Lui aussi, commenta Ogier, préfère dormir sous son toit.
— La petite nous invite à la rejoindre, dit Shirton, admiratif. Viens, Lisbeth. Toi, Ogier, garde les chevaux et n’oublie pas que moins tu parleras, mieux cela vaudra.
Il suffisait de prendre un air béat. Rien n’était plus aisé en l’occurrence.
*
— Le gîte et le couvert assurés, dit Shirton, repu, en étouffant un rot. Cette nuit, Ogier et moi nous remplacerons l’un l’autre. Il vaut mieux veiller sur des plumes et des saucisses que derrière des merlons.
— Je ne croyais pas, Griselda, que tu gagnerais la partie.
— Ni moi, Ogier, dit la fillette.
Trois ou quatre toises les séparaient de leurs chevaux liés à des arbres. Assis dans l’herbe derrière les tentes, invisibles ou presque aux regards des passants, ils achevaient un repas substantiel. Ogier demeurait encore émerveillé par la façon franche et cauteleuse dont Griselda les avait tirés du besoin. Cette réussite inespérée, presque prodigieuse, semblait avoir contristé Élisabeth. Son manque d’appétit celait une menace, un dépit lancinant. Et quoi encore ? Soudain, elle s’exprima :
— Que ferons-nous dimanche soir, quand les liesses seront achevées ? Où irons-nous si Calveley ne s’est pas montré ? À Bunbury une nouvelle fois ?
— Comment décider maintenant, Lisbeth ? fit Shirton morose.
À travers les rameaux d’osier, il donnait à Tom, parfois, de menus morceaux de saucisse. L’oiseau les avalait avec moins de hâte et de plaisir que du blanc de poisson.
— C’est bien qu’il nous ait retrouvés, dit Griselda. Il pourra supporter cinq jours de geôle.
— J’en suis moins sûr que toi, dit Ogier. Il faudrait en profiter pour le reboucher [137] : la manche dextre de mon pourpoint va se détacher de l’épaule, et mon chaperon…
— Je sais, dit Shirton. Il nous faut demeurer ainsi jusqu’à dimanche. Le délit de mendicité nous ferait jeter je ne sais où, peut-être en ce val merdeux où nous nous sommes égarés… Nous devons attendre et espérer.
— Je recoudrai ta manche, dit Griselda.
— Attendre ! Encore attendre ! grommela Élisabeth… Elles sont mariées ?
Elle s’était tournée vers les tentes des plumassières. On voyait, au-dessus, frémir les quatre bouquets de plumes de paon de leur
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