Le jour des reines
ses armes dans les escarmouches que lui tendait Griselda. Avait-il eu raison de se défendre ainsi ?
Il sut, à une rumeur de plus en plus bruyante, que les jeux du champ clos venaient de commencer. Il regarda l’enfant. Sa poitrine menue soulevait encore le drap où ses mains tressaillaient à peine. Parfois, il n’entendait plus rien que son propre souffle ; parfois la rumeur de la fête ignoble renaissait. Il eût aimé pouvoir se boucher les oreilles et se sentait dans l’incapacité de faire un geste ; d’une inaptitude affreuse à décider quoi que ce fût. Sa faiblesse soulevait en lui un ramassis de forces nébuleuses, divergentes, qui s’opposaient à ce qu’il joignît les mains pour prier avec une ferveur, une insistance inconnues. Il se voyait prier, il ne le pouvait pas.
Quand il fit noir, Shirton apparut, porteur d’une lanterne dont la flamme captive luisait pauvrement.
— Elle vit ?
— Toujours.
Ogier ne pouvait en dire davantage. Un seul mot, un souffle à peine plus fort que celui de Griselda. Témoin de ce désespoir et livré, lui aussi, au chagrin de cette mort, Shirton percevait les affres, les espoirs, les contemplations folles qui avaient, en son absence, animé ou pétrifié un homme rompu. Ogier sentit la dextre de l’archer empaumer son épaule.
— J’ai cherché Calveley… Élisabeth en vain… J’ai rencontré des archers qui se préparent pour demain et m’ont demandé si j’irai… Je ne sais pas… Je ne sais plus… La nuit commence à nous envelopper… Il faut que tu voies ton oncle…
D’une crispation de ses doigts sur l’épaule, Shirton réfuta une objection avant même qu’elle eût été exprimée :
— Guillaume vit… Tu peux tout pour lui alors que tu ne peux rien pour elle.
— Elle semble dormir… Près de moi, elle est heureuse et rassurée.
— Je sais… Ton oncle aussi doit être rassuré après ce que tu lui as dit… Il te faut lui donner cela.
Ogier eut sous les yeux une lime longue, aux petites entailles et aux deux faces convexes, appelée feuille-de-sauge par les fèvres et les armuriers de France.
— C’est tout ce que j’ai pu rober, dit Shirton. Ce sera long, c’est vrai, mais silencieux… Ton oncle doit, la nuit prochaine, rompre ses grésillons et ceux de son ami… Reste à savoir où tu penses l’entraîner…
— Je n’en sais rien… Il faut que je voie ma cousine…
— Tu n’es pas assuré de son consentement !
— C’est vrai.
— Nous fuirons quand le moment sera propice… Nos chevaux sont dispos, je suis allé les voir… Mais ils sont trois… Si ce… Barbeyrac vient, nous serons quatre.
La main de Shirton relâcha sa pression :
— Je vais veiller Griselda, sois sans crainte.
Ogier se leva et demeura penché, la tête basse, pour éviter de se cogner aux taquets et à la perche qui soutenait le cagnard de la tente. S’il avait pu l’oser, il se fût appuyé de tout son poids sur Shirton qui, maintenant, lui paraissait plus solide, plus entreprenant et valeureux qu’il ne l’était. L’archer crocheta la lanterne à un œillet, au sommet de la voûte ; sa clarté pâle, frileuse, parut se vivifier.
— Va-t’en !… Tu perds ton temps. Elle-même te le dirait.
Le rond blême et tremblant projeté par la lampe auréolait la tête de la fillette dont la coiffure éparse brillait de sueur. Elle paraissait somnoler. La vue de ce visage paisible accabla Ogier si durement qu’il fut pris du désir de se rasseoir tandis que de nouveau la vérité tranchante, ignoble, déversait l’effroi dans son esprit : « Elle va mourir ! » Le désespoir surpassa l’hébétude où le plongeaient les réalités suscitées par Shirton.
— Elle mourra pendant mon absence…
— Dieu la prolongera.
— Tu crois à Ses bontés après ce qu’il lui fait ?
Shirton ferma les yeux, cherchant quelque chose à répondre.
— La mort est au-dessus de nous, ce jour d’hui. Je n’ai pas vu ces jeux que tu trouves terribles… et moi de même… Il me faut te dire, pourtant, que quand je suis passé près du champ clos, après avoir robé cette lime, le vieil ours affrontait quatre chiens. Je crois qu’il s’est bien défendu avant de…
Il dut achopper sur le verbe mourir. Ogier lui sut bon gré de sa réserve. « Le vieil ours », songea-t-il, écœuré. Spontanément, il songea au sort affligeant de Guillaume. Un vieil ours, lui aussi. Cette analogie réchauffa en lui
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