Le jour des reines
lorsqu’une des roues du bérot montait sur une grosse pierre, Ogier se défendait contre les premiers assauts du sommeil. À la lueur des flambeaux tenus par deux sergents, il entrevit une motte pelée, qui fut contournée d’assez loin avant que le chemin ne s’enfonçât dans un bosquet. Le limonier hennit sous un cinglon inutile, et Peter s’excusa d’avoir montré une impatience qui le titillait, dit-il, depuis Aylesbury.
— Vingt lieues, damoiselle !… Ce cheval n’en fera pas une de plus si je renonce à le pousser !
— Posez votre lanière. Nous mettrons demain cette bête dans le pré que nous traversons… Car nous voilà rendus.
La charrette mena grand tapage en franchissant un pont de bois sous lequel cascadait un cours d’eau puis s’enfourna dans une allée de chênes tortueux et membrus. Une odeur d’herbes et de feuilles grasses envahit les narines d’Ogier. L’air nocturne sentait ainsi, à Gratot.
— Winslow, dit Odile.
Aucune joie, aucun soulagement dans sa voix, mais les signes d’une humeur sombre. Redoutait-elle un accueil consternant ?
Un mur croulant vêtu de lierre ; des troncs empilés en prévision du prochain hiver ; une masure qui, par une fenêtre béante, laissait voir des futs, un pressoir. Et des arbres encore, mal plantés, mal taillés. Sous le ciel terne et moutonneux, les abords de Winslow semblent rébarbatifs.
Le cheval avança dans une gravière.
« Pauvre de lui ! Elle devrait le garder. »
Odile était-elle accessible à la pitié ? Elle en avait manifesté après le coup de fouet de Peter. Soit : elle était encline à plaindre un bon cheval. Mais un homme ? Un ennemi ? Il se pouvait que dès ce soir, sous les regards des membres de sa famille, son comportement fût différent de ce qu’il avait été jusque-là.
Ogier soupira. Il s’était interdit, depuis Londres, d’imaginer son avenir. Il s’était efforcé, tout au long du chemin, d’offrir à la curiosité de sa gardienne et des hommes d’armes une sérénité farouche, inaltérable, bien qu’il eût été quelquefois tourmenté par une anxiété qui, maintenant, atteignait son paroxysme. Quels êtres hantaient Winslow ? Solides, malgracieux, avaricieux en tout – nourriture et paroles – ou dévoués, courtois comme la belle Odile ?
« Tiens, le chariot s’arrête. »
Il se dressa sur un coude et entrevit un haut mur crénelé.
« Nulle douve, à ce qu’il semble, mais des murailles défiant les échelades. Même si l’on me tient sous haute surveillance, il me faudra trouver dix aunées de corde [58] . Et la dissimuler… À moins que je puisse m’enfuir à l’occasion d’une chasse, d’une fête d’armes… Seront-ils nombreux à épier mes gestes ? »
— Peter, vous avez un olifant… Soufflez dedans !
Ce fut fait. Aucun chien n’avait donné l’alarme. Une torche vacilla bientôt entre les merlons d’une courtine.
— C’est moi, William !
— Oh !… J’accours, damoiselle !
L’apparition du portier vêtu d’une houppelande en peau de loup et coiffé d’un bonnet de nuit provoqua quelques rires. Odile réprima le sien pour demander :
— Père s’est-il privé de tous ses soudoyers ?
— Nullement ! Nullement !… Dix d’entre eux sont partis pour renforcer l’armée de notre sire Édouard à Calais. Certains reviendront avec votre mère.
— Les cinq qui nous demeurent ont des sommeils d’enfants !
— Hélas !… Le temps nous a duré, damoiselle. Dame Éthelinde languissait…
— Je vous conterai cela, William… Allez prévenir votre épouse. Faites-lui combiner un repas pour six hommes… L’autre est dedans, sur la paille… Tirez Wingfield du lit. Qu’il vienne prendre soin des chevaux – surtout du limonier. Réveillez Ermyntrude. Qu’elle prépare cinq lits. La place ne manque pas puisque dix hommes sont en chemin pour Calais !… Qu’elle apprête celui de la Harold tower… Dormez-vous, Peter ? Ne voyez-vous pas que le pont s’abaisse ? Et vous autres, qu’attendez-vous pour avancer ?
Courbant le dos, les quatre cavaliers s’enfoncèrent sous le porche béant ; la charrette suivit. Odile en descendit en marche. William avait disparu, mais des lueurs passaient çà et là, révélant un affairement qui, pourtant, ne satisfit pas la jouvencelle.
— Que ces gens la font longue [59] !
— Faut ce qu’il faut, dit Peter, immobile sur la banquette. J’ai faim. Et vous
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