Le jour des reines
regarda ses mains crispées, égratignées : des gouttes y séchaient, presque noires. Avec une prudence exaspérée par le péril toujours présent, il s’arrêta encore. Il se trouvait dans une espèce de cratère. Plus il avançait, plus les parois s’élevaient, rugueuses, verdâtres, couronnées de l’azur d’un ciel où le soleil commençait à pencher.
« Pourvu que la nuit se hâte ! »
Mais elle n’était pas près de survenir, la nuit, et devant lui, soudain bondissant d’un fourré, un homme se dressait, chaperonné de noir, l’épée nue. Sur son tabard, un écu de velours portait les armes bien connues : de gueules à un griffon d’or.
— Ah ! messire, dit-il, je connais cet endroit. Jamais vous n’auriez dû vous engager de ce côté.
— Un chemin herbu doit y avoir accès !… Est-ce parce que j’ai une oreille et demie ? Je n’ai pu ouïr ton approche.
— J’ai laissé mon cheval à une demi-lieue… Je ne porte ni fer ni mailles et suis le running-footman [74] du baron Arthur. Nul n’est meilleur que moi, même à Londres, et je suis plus à l’aise à pied qu’à cheval. Je peux couvrir d’un seul jet et sans arrêt, en une matinée, la distance de Winslow à la Tour, et retourner le soir avant qu’il fasse nuit. Je reviens de Calais pour courir après vous.
Une sorte d’extase maintenait ce sergent immobile. Un sourire fit apparaître une grosse dent sur sa lèvre inférieure, puis une autre. Il semblait ainsi, avec ses joues couvertes de poils roux, un lièvre sur le point de devenir un homme – ou inversement.
— Oui, dit-il, je connais le chemin qui mène jusqu’ici. Il est creux, bourré de mousse… On croirait fouler de la neige verte… Mais assez parolé, messire ! Je suis armé, pas vous ; il vous faut vous soumettre.
— Crois-tu ?
L’homme sourit encore, sûr de son fait, de sa force et du bon droit qu’il s’arrogeait. Ogier se redressa, cherchant vainement à se donner l’air hautain. Il se trouvait à la base d’une espèce de remblai rocailleux qui ressemblait assez à un mur d’enceinte. Le sergent s’était immobilisé entre deux ormeaux aux troncs droits, comme un saint entre deux colonnes. Ses mains poignant l’épée tressaillaient. Il haletait. Certes, il était bon coureur, mais il avait sans doute abusé de son souffle.
— Damoiselle Odile et dame Éthelinde, dit-il, sont comme folles à l’idée que vous êtes parti !
— Et le baron ?
— Il a promis dix esterlins à celui d’entre nous qui vous ramènerait mort ou vif. Je dois vous dire aussi que tel que vous vous étiez engagé, vous alliez de toute façon à la mort.
— Et pourquoi ?
— Vous auriez pénétré dans le domaine d’Aster où nous-mêmes ne mettons jamais les pieds.
— Est-ce un monstre ?
— Nullement. Un homme comme vous et moi… sauf qu’il est un outlaw : un hors-la-loi qui finira bien par être pendu !
Comment fuir ? Des cris et le fracas d’un galop annonçaient l’irruption des autres poursuivants. Comment faire ? Débouler sur cette rocaille ? C’était être rejoint. « Si cet homme est doué pour la course, il aura tôt fait de me fournir un coup d’estoc ou de taille !… J’en ai eu ma suffisance à Sangatte. » Mieux valait abandonner l’initiative à l’adversaire.
L’Anglais n’hésita guère. Avec un hurlement destiné à être entendu de ses compagnons, il s’élança sur sa proie, l’épée levée.
Ogier avait anticipé l’attaque. Il bondit en direction de la paroi rocheuse et en quelques foulées grimpa jusqu’à son faîte, éboulant des pierres et des cailloux dans lesquels le footman pataugea.
Le cheval qui avait voulu le suivre renonçant, il courut sur l’espèce de crête étroite et déchiquetée, avantagé par son habitude des chemins de ronde et son ignorance du vertige. Çà et là des chardons lui piquaient les chevilles. Et plus il avançait, plus leur nombre et leur taille augmentaient.
« Il se rapproche !… Si j’atteins ces chênes, là-bas… »
Qu’y ferait-il ? Si seulement une branche cassée se trouvait sur son passage !… Ainsi armé, il pourrait behourder [75] avec l’espoir raisonnable d’assommer son homme et de lui ravir son épée !
Avant d’arriver à cette compagnie de chênes derrière lesquels la forêt moutonnait, il devait franchir plusieurs haies buissonneuses : genêts, ronces, chardons – et non plus des panicauts, mais des
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