Le jour des reines
couche avec Jack dans la hutte.
Élisabeth souriait un peu. Tous savaient à quoi se réduirait ce coucher. Griselda, le corps frêle et penché, cherchait des feuilles sèches.
— Veillez soigneusement sur elle, dit Élisabeth, l’air trouble et nonchalant.
— Comme un père, affirma Ogier.
Ils se regardèrent. Une espèce de bénignité assouplit les traits d’Élisabeth quand d’un clin d’œil elle parut encourager la fillette. Ogier en fut irrité.
— Comme un père, répéta-t-il en la défiant du regard.
Élisabeth se détourna ; Shirton ramassa le poisson et, d’un coup de pied, en éloigna la tête. Griselda souriait. Son air à la fois perplexe et béat ne différait guère de celui des vierges de pierre adossées aux tympans des églises.
*
Ogier entraîna Shirton à quelques pas des femmes.
— Jack, réserve pour Griselda les peaux de mouton cousues ensemble.
— Tu es fou ! Tu ne vas pas dormir comme te voilà. Prends la petite avec toi… Non ?… Mais que crains-tu donc ?… Qu’elle te viole ?
Et l’archer s’ébaudit avec une espèce de connivence gaillarde.
Tandis qu’ils mangeaient, assorties de pain rassis, quelques tranches d’un jambon que Shirton avait tenu en réserve dans sa grotte, Ogier feignit d’ignorer de quels regards Griselda le couvait. Ce n’étaient plus ceux d’une enfant. D’aucuns s’en fussent réjouis. Pas lui. Qu’Élisabeth eût voulu lui prouver son bon gré, il eût sans hésiter accepté ses avances – si toutefois Shirton n’avait pas existé. Parce qu’elle était femme ; parce qu’elle était Morgane, une des filles follieuses de Ferris, et parce que sa chair de mâle revigoré le lancinait. Mais Griselda !
— J’ai besoin d’être seul, dit-il en se levant.
Il partit s’allonger entre deux roncières, sous un ormeau dont le dais craquelé laissait passer le ciel. La pluie avait cessé ; le vent soufflait à peine ; parfois une feuille tombait avec un bruissement doux lorsqu’elle effleurait ses voisines, et il fallut que Tom vînt mettre de l’animation et du bruit dans ce sanctuaire en se branchant sur l’arbre et en y cherchant une bonne prise.
— Bonne nuit, lui dit Ogier, les yeux mi-clos.
Il était à l’aise et au sec, couché sur le dos, les bras croisés, la tête reposant sur une motte crépue. Il ne sentait plus rien de ses blessures et l’immobilité dissolvait sa fatigue. Quand des rires filtrèrent de la hutte, il fut tenté d’arracher un peu de mousse pour s’en boucher les oreilles.
Il n’avait dormi qu’une fois sous un arbre : juste avant Crécy, alors que l’éloignement changeait en idolâtrie cette religion qu’il avait pour Blandine. Ses espérances de mariage miroitaient, ternissaient, grossissaient ou s’amenuisaient dans ses songeries. Les semaines, les mois et les années à naître y prenaient fréquemment des couleurs funèbres. Bien que fluide, immatérielle, mais vraie en ses contours, Blandine, déjà, se dérobait à ses étreintes. Elle disparaissait dans des horizons blêmes. Il la pourchassait. L’air, le vent, des campagnes infinies, des forêts inextricables, des chemins hérissés de chardons venimeux et, parfois, des murailles démesurées contrariaient sa chevauchée. Quelle folie, sans doute, que ce besoin aigu d’une présence aimée dont les refus intraitables et les fades consentements exaspéraient sa mémoire. Il n’en guérissait toujours qu’incomplètement et si, au petit matin, son esprit recouvrait son aplomb, son cœur comme ce soir demeurait douloureux.
Il eut envie d’ôter son anneau nuptial et de le jeter dans l’herbe afin d’exorciser quelques pensées insanes. Il n’y parvint point et se résigna.
« Que fait-elle, à présent ? Offre-t-elle à notre enfant ce sein que je semblais profaner d’un toucher ? Cette petite bouche appuyée sur son tétin, qui le mordille ou suçote, lui fait-elle penser à la mienne ? Non, elle s’interdit ces remembrances-là. Pour elle, maintenant, ce sont des vilenies… Pourquoi ?… Pourquoi m’a-t-elle puni de l’aimer trop ? »
La nuit, très lentement, jetait sur la forêt des poignées de cendre légère. La fraîcheur avait cessé de tomber du ciel ; elle montait du sol moite et de la rivière toute proche. Allongée sur le flanc devant la hutte comme si elle protégeait les épanchements de Shirton et d’Élisabeth, Griselda semblait dormir, mais ses pieds dépassant
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