Le jour des reines
de temps, d’amours et d’énergie ! Sa détresse trouvait un reflet dans la mélancolie des arbres à demi dépouillés, dans la pâleur du ciel et du soleil d’automne, dans les vapeurs de l’aube où sa vue s’embrouillait. Un froid humide, persistant, imprégnait son corps livré aux imprévisibles marées de l’espérance et du doute.
— Tu te tourmentes trop, dit Griselda, une joue contre un dos peut-être plus courbé que d’ordinaire. Tu devrais me laisser te tendresser cette nuit.
— Non !
Il avait répondu si fort qu’Élisabeth se détourna. Toute son ardeur inemployée, toute sa concupiscence brilla dans son regard d’une acuité pareille à celle d’une belette. Elle en avait d’ailleurs la souplesse infinie. Les lèvres retroussées sur des dents encore belles, elle le défiait avec une expression d’attente si hargneuse qu’il en cligna des paupières.
— Elle te détestera un jour… même si tu lui cèdes. En attendant je t’ai tout à moi.
— Non point.
— C’est vrai : il te manque un bout d’oreille… Ce n’est pas l’essentiel !
— Ne peux-tu te montrer convenable ?
— Comme les dames que tu connus ? L’étaient-elles aussi une fois dans ta couche ?
Il loua secrètement la fillette pour cette pertinence effrontée que rien, jamais, ne mettait en défaut. Au moment même où sa patience craquait, où il touchait à ses limites, une seule repartie faisait mieux que le rasséréner : elle l’égayait. Elle ne pesait pas lourd dans sa vie, Griselda ; par contre, elle emplissait son cœur.
*
— Nous trouverons bien un autre village, dit Shirton en tapotant les serres crispées de Tom. Jusqu’ici les abris ne nous ont point manqué.
Le balbuzard quitta son épaule et s’éloigna en grand-hâte.
— Il sent l’eau, dit Élisabeth.
— Je vois un toit là-bas, dit Ogier.
C’était une grange longue et basse, adossée à de grands chênes. Partant de son seuil broussailleux, une prairie dégringolait vers un ruisseau. Des collines fuyaient emportant sur leur dos des chemins peuplés de charmes dégarnis. Aucun signe de vie. Tout au fond, un pan de l’horizon se déchirait à la croix d’un clocher.
— On s’arrête en ce lieu ? proposa Shirton.
— Tu n’as pas demandé, Jack, quand les loups de Winslow étaient passés. Je crois qu’ils nous précèdent… s’ils ne sont revenus chez Arthur… Il serait bon de s’arrêter un ou deux jours afin que les chevaux se reposent… Si l’on nous pourchassait maintenant, nous serions aisément rejoints.
— Tu as raison, compère… Sais-tu que parfois, à force d’acquiescer à tes dires, je me prends pour ton écuyer ?
En riant, ils partirent, au trot, vers la grange. Elle était vide. Griselda bondit sur le sol et se roula dans l’herbe avec un plaisir exagéré. Poings aux hanches et bouche pincée, Élisabeth l’observa comme elle eût observé une bestiole avant de l’écraser sous son talon.
— Pouah ! dit-elle quand la fillette eut achevé un saut périlleux en arrière.
Baissant les yeux, Ogier découvrit une Griselda impudemment révélée. Elle s’agenouilla et le menton haut, les cils battants, elle parut défier le soleil languissant plus encore que son ennemie. À ses cheveux défaits s’épinglaient des brindilles. Elle sembla vouloir recommencer.
— Assez ! glapit Élisabeth. N’as-tu pas su que tu montrais ton cul ?
Griselda se leva. Une roseur colorait ses pommettes. D’un geste avantageux, elle rejeta sa chevelure en arrière. Son visage sans beauté refléta une jubilation pour elle-même, un triomphe envers Élisabeth.
— Messires, il semble qu’elle soit jalouse de mon cul !… Eh bien, montre-leur le tien, Morgane ! Ils choisiront.
Elle s’éloigna. Elle semblait marcher sur des braises.
Ils dessellèrent les chevaux et les firent entrer dans la grange : ainsi, des cavaliers passant à proximité ne seraient pas tentés d’en chercher les propriétaires. Ensuite, Élisabeth tira d’un bissac des restes de nourriture : du pain mou, du fromage et du jambon. Tom piocha dans la viande fumée que Griselda découpait en menus morceaux qu’il becquetait sans trop d’appétit. Abandonnant tout à coup son repas, le balbuzard partit à tire-d’aile.
— Il doit avoir grand-soif, dit Ogier. Sers-nous à boire, m’amie.
La cruche contenait une pinte de vin. Ils la vidèrent. Shirton voulut alors s’exercer pour Ashby
Weitere Kostenlose Bücher