Le jour des reines
crois, dit Ogier. Tu vas nouer un bout de corde à un tronc ; l’autre bout de corde à l’autre tronc, de sorte que l’arrosoir va être suspendu dans le vide, entre les ormes…
— Il comprend tout, ce Franklin, ricana Élisabeth.
— … le manche du fauchet, enfoncé dans le heaume, va compléter l’aplomb.
— Il maintiendra, ce faisant, notre coiffe d’occasion à la hauteur de la tête d’un homme comme toi et moi.
— Et nous allons chercher à l’atteindre.
— Chercher à l’atteindre ? grommela Shirton faussement mécontent. Chercher à l’atteindre ?… Mais nous l’atteindrons, sois-en sûr !
Grisela applaudit. Elle se départissait rarement de cette gaieté apprise à coups de mauvais traitements, chez Ferris, au contraire d’Élisabeth qui affectait des airs de dame prude, mélancolique ou hargneuse.
— Ce soir, je tire le premier, dit Shirton en empoignant son arc et son carquois pour les déposer à deux pas de la grange.
Ogier en fit autant.
— Il y a deux challenges, à Ashby. Celui du tir au but et celui des trouvailles. Voilà deux nuits que je pense au moyen d’ébahir la noblesse et le commun.
— La nuit, tu trouves encore le temps de méditer !
Ils rirent – seulement des lèvres.
— Prends l’arrosoir et les cordes et allons voir ces arbres. Non, Griselda, reste où tu es.
La petite se résigna. Ogier qui marchait sans hâte put entendre, lorsqu’il fut assez loin, les vociférations d’Élisabeth et le rire de la fillette.
— Encore un tençon [116] , dit-il.
— À cause de Griselda, mais elle nous est utile.
— Jusqu’à Ashby ? demanda Ogier avec une malignité doucereuse.
Shirton eut un geste du bras par-dessus son épaule.
— Je veux épouser Lisbeth afin de me l’attacher davantage. Point de tierce personne entre nous… Surtout Griselda.
Cette fois, Ogier abandonna son faux sourire :
— Nous avons tous besoin de mêler nos âmes et nos corps… Nous choisissons la femme ou, plutôt, nous croyons la choisir pour ces emmêlements alors que, souvent, c’est elle qui nous choisit… Si nous nous sommes mépris sur elle et elle sur nous, quelle déconvenue !
Shirton fit quelques pas en silence, puis :
— C’est parce qu’elle était chez Ferris que Lisbeth te déplaît ?
Il s’était arrêté au milieu du pré. Les yeux baissés, les sourcils tellement froncés qu’ils se rejoignaient, il semblait chercher quelque chose dans l’herbe. Son visage si ouvert s’était vidé de sa bénignité habituelle. Ogier ne douta pas qu’Élisabeth les observait avec une attention passionnée sous le regard peut-être anxieux de Griselda.
— Ce n’est pas, Jack, ce que tu crois… Tu peux te leurrer sur toi-même au lieu que ce soit sur Élisabeth… Je me suis bien abusé sur moi et sur ma fiancée… Je me dis souvent que je fus faible envers elle, et plus encore envers moi, et qu’il y a plus de courage et d’honneur à rompre un amour défunt qu’à s’évertuer à le maintenir en vie par des prodiges de mensonges et des lâchetés sans fin… N’es-tu pas heureux ainsi ?… Crois-moi : mieux vaut envisager une union précaire et pleine de bonnes choses qu’un mariage indissoluble et sans agréments garantis pour la vie.
— Ta rancœur ne t’abandonne jamais !… Parle-moi d’elle.
Ogier se reprocha de trahir sa défaite. Il répondit sourdement :
— Rancœur ! Un moindre mot en cette occurrence… C’est peut-être en nous séparant – ce qui est fait, désormais, par la malignité de la guerre –, oui, c’est peut-être en nous séparant, puis en nous retrouvant après un long absentement que naîtra entre nous une affection plus confortante que notre ancienne passion, si toutefois il y eut passion pour Blandine et si elle consent à n’être qu’une amie… ce dont je doute.
Ils étaient proches des ormes : des arbres droits, tels des pieux énormes. Ogier posa sur l’épaule de Shirton une main qui tremblait un peu :
— Tu as tiré Lisbeth d’une ornière terrible. Mieux vaut sa gratitude vraie, même légère, infidèle, qu’un faux amour… Épouse-la si tes sentiments te l’imposent, et si elle y consent, mais si tu as des doutes sur la solidité de cette union, et si tu penses seulement à te soulager le corps dans ses bras, demeurez en accointance.
— C’est ce que je me dis de plus en plus souvent.
— Une concubine aimante ou, si tu préfères, une commère
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