Le kabbaliste de Prague
appliquer les commandements de Dieu. Vous dites : Il
faut placer le corps matériel sous la dépendance de l’âme, et l’étincelle
divine accomplira le Bien. Vous dites que les choses doivent se passer comme ci
et comme ça. Mais elles se passent autrement, et vous n’avez même pas le
pouvoir de vous faire obéir par votre petite-fille !
Il ricana. On écoutait, mais on aurait dû se boucher les
oreilles. Sa violence et son irrespect pétrifièrent tout le monde.
— Vous dites : Un Juif n’est pas seulement
responsable de lui-même. Le juste et le faux qu’il accomplit deviennent le
juste et le faux qui pèseront sur tout notre peuple. Et moi je vous dis :
Ce que m’a fait Eva sera une peste pour vous tous !
Enfin Jacob et Isaac réagirent. Ils se précipitèrent. De sa
paume, Jacob bâillonna la bouche de son fils en suppliant :
— Tais-toi ! Tais-toi, Isaïe, n’insulte pas notre
Maître !
Ce fut épouvantable. Isaïe se débattit, pleurant et
gesticulant : un damné. Sa fièvre décuplait sa force. Il secouait son père
et Isaac comme des fétus. J’allais venir à leur aide quand le MaHaRaL les
écarta. Il referma ses longues mains sur les épaules fragiles du garçon. Isaïe
s’immobilisa. On aurait dit qu’un fluide le traversait et stoppait la démence
de ses muscles. Isaac et Jacob se reculèrent avec effroi. On vit le regard
d’Isaïe. Deux grands yeux pleins de larmes qui scrutaient l’enfer.
Le MaHaRaL l’attira doucement contre lui. Il le serra contre
son lourd manteau et l’y enfouit tel l’enfant qu’il était redevenu. Inclinant
la tête, il lui chuchota des mots inaudibles pour nous. Les sanglots d’Isaïe
devinrent un souffle lourd, une houle d’effroi qui s’apaisa.
Puis notre Maître écarta les bras, Isaïe chancela, ses yeux
hagards rivés sur le visage du MaHaRaL, qui dit avec douceur :
— Le temps, Isaïe. N’oublie jamais. Le chemin est fait
de temps, et l’étincelle du Divin est le feu de la patience. Ne préjuge pas de
ce qui n’est pas accompli.
Cette fois, tout le monde entendit, et sans doute le MaHaRaL
le voulut-il ainsi.
Jacob ôta sa cape pour en recouvrir son fils. Avec l’aide
d’Isaac, il le poussa vers l’autre bout de la rue. On les regarda disparaître
dans la nuit blanchie de gros flocons.
Cette scène hanta les esprits de la ville pendant des mois.
Il est possible que plus d’un, en silence, se demanda s’il
n’y avait pas un peu de vérité dans les cris d’Isaïe. L’affection de notre
Maître pour sa petite-fille avait-elle passé les bornes ? Lui qui avait
souri à ses caprices et à ses insubordinations. Qui avait voulu lui donner une
éducation d’homme au lieu de la conforter dans sa place et son rôle. De bien
des manières, Éva était son fruit. Se pouvait-il que le Haut Rabbi Lœw eût
commis une faute ?
Une question que nul n’osait vraiment se poser. Et chacun,
avec autant d’espoir que d’angoisse, songeait aux mots qu’il avait adressés au
fils de Jacob et que nous prenions pour nous-même : « Ne préjuge pas
de ce qui n’est pas accompli.
Aussi, le temps passa. Presque une année. Un peu
étrangement, comme si le monde retenait son souffle. Une année pendant laquelle
Isaac ne reçut aucune nouvelle d’Eva. De temps à autre, le nom de Bachrach
surgissait dans la conversation d’un commerçant. Les oreilles se dressaient
mais les questions mouraient sur les lèvres.
Le temps faisait son œuvre, émoussant les douleurs les plus
vives. Les esprits eurent de quoi se divertir et se réjouir. La paix demeurait
sur Prague et l’opulence brillait sur la Bohême. L’Empereur continuait de se
montrer l’ami des Juifs. Il entretenait une correspondance assidue avec le
MaHaRaL.
Le chambellan s’en faisait le messager et par lui nous
apprîmes que Tycho Brahé avait enfin accepté le poste de Mathematicus de
l’empire. À une condition extravagante. Sa dispute avec le Danemark était
consommée, et si dramatiquement que le palais que j’avais vu sur Venusia avait
été partiellement détruit. Brahé en avait fait parvenir les plans à Prague afin
qu’il y soit reconstruit. L’empereur Rodolphe avait donné son accord et se
montrait si impatient qu’il ordonna le début des travaux alors que les neiges
étaient à peine fondues. Tycho Brahé, accompagné des machines qu’il avait pu
sauver de l’Uraniborg, annonçait sa venue avant la fin de l’automne afin de
surveiller les
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