Le kabbaliste de Prague
Aujourd’hui, elle est persuadée que la
chaîne des malheurs est tirée et qu’il est trop tard. Mais ma mère est vieille
et moi je veux venir en aide à Éva.
Les larmes étaient réapparues au bord de ses paupières. Elle
s’assit. Ses doigts frôlèrent les miens.
Isaac prononça les mots que j’attendais :
— Nous voudrions que tu ailles la voir. Là-bas, à
Worms. La voir et la ramener à la maison si tu le peux.
Je fis comme si j’étais surpris :
— Moi ?
— S’il y en a un qui le peut, c’est toi.
— Pourquoi ? Parce que je sais voyager ?
D’un ton mauvais. Ils me demandaient de réaliser ce que
précisément je m’étais, au prix de beaucoup d’efforts, de beaucoup de douleur,
interdit d’accomplir depuis la fuite d’Éva.
Combien de fois avais-je prié pour avoir la force de refuser
cette tentation ? Courir après Éva, la raisonner, l’arracher aux mains de
l’homme qui l’emportait… Ma raison n’y voyait que folie. Ce serait inutile. Éva
avait choisi. Nous la savions aussi forte qu’entêtée à porter le poids de ses
décisions, quelles qu’elles fussent. Et puis « Ne préjuge pas de ce qui n’est
pas accompli », avait dit le MaHaRaL.
Cependant, la confusion nous rongeait. Elle brouillait les
bornes entre nos devoirs, nos peurs et nos désirs. Et tous nous devinions que
la pierre lancée par la fuite d’Éva et la promesse brisée n’était pas encore retombée.
Tous nous redoutions le moment de sa chute. Tous, Isaac, Vögele, Jacob et son
fils, nous désirions influer sur sa course.
Et puis, pourquoi ne pas l’avouer. Je venais d’entendre
qu’Éva avait pris ce Baclirach pour époux. Le subtil poison de la jalousie
titillait mes entrailles, quand bien même je ne voulais rien en laisser
paraître.
Mais, en cet instant, le regard acéré de Vögele lisait dans
mon cœur et dans mon esprit comme dans un livre grand ouvert devant elle.
Je dis encore :
— Quel bien cela fera-t-il, si elle ne veut pas
m’écouter ? Vous n’en serez que plus malheureux. Ce sera vraiment comme si
vous la perdiez pour toujours.
Isaac secoua la tête et répondit tout bas :
— Nous t’en supplions, David, du fond du cœur et devant
tous les châtiments de l’Éternel. Vögele et moi, nous t’en supplions. Notre
Maître le MaHaRaL aussi est d’avis que tu ailles à Worms. Ramène notre fille à
la maison. Fais-lui franchir notre seuil. Et à son époux aussi, s’il le veut.
L’ordre doit revenir, David.
Je fermai les paupières, passai la main sur mon front moite.
Quand je rouvris les yeux, Vögele me fixait. Elle dit :
— Eva t’écoutera. Elle t’écoutera, car elle sait que tu
l’aimes d’un cœur pur.
4
Ainsi, me rendis-je à Worms.
Le trajet, qui n’aurait pas dû excéder une semaine, dura
trois fois plus. Je partis avec des marchands coutumiers de la route. Nous
dûmes effectuer un grand détour pour éviter Bamberg et Würzburg, d’où nous
parvinrent des rumeurs de violences entre catholiques et luthériens.
Nous approchâmes enfin de Worms au milieu d’un jour venteux
où le soleil n’apparaissait que dans les brèves déchirures d’un continuel
défilé de nuages.
J’avais eu tout le temps de me représenter le moment où je
ferais enfin face à Eva et à son époux. Les cahots du chemin et la lenteur des
mules m’avaient permis de trouver les mots, le comportement qu’il me faudrait
adopter. Hélas, aussitôt franchie la porte de la ville juive, mon imagination
me parut bien faible devant la réalité qui m’attendait. Je ne me résolus pas à
aller frapper immédiatement à la porte de Samuel Bachrach. Plutôt que de
demander mon chemin pour atteindre l’adresse qu’Isaac m’avait fournie, j’allai
droit dans une synagogue.
J’y restai jusqu’à la prière du soir sans que cesse mon
irrésolution ni ne se réveille mon courage. Mais alors que je passai dans une
pièce d’étude, mes yeux glissèrent sur quelques mots de Job calligraphiés sur
un parchemin disposé sur un mur :
Je le sais :
Tu peux tout ,
Nul ne défait ce que Tu
trames.
Qui suis-je pour masquer Tes
desseins sans savoir ?
Quand je les discutais, je
n’avais pas compris
Ces merveilles dont je ne sais
rien. (42,1-3)
Se leva comme un chuchotement dans ma poitrine. La volonté
me vint. Et même une sorte d’impatience. Il était cependant trop tard pour
aller frapper chez Bachrach. Je trouvai un lieu pour dormir et, à
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