Le kabbaliste de Prague
l’aube, alors
que la vie du jour prenait son élan, je me présentai devant sa maison.
Elle était telle que je l’avais imaginée : la meilleure
de la rue. Celle d’un homme riche. Un serviteur en caftan de velours m’ouvrit,
s’enquit de mon nom et de ma provenance.
Quand je dis Prague, l’expression de l’homme changea. Il me
fit passer dans une pièce étroite, confortable et gracieuse, dont les fenêtres
donnaient sur la rue. Bachrach devait y faire patienter ses connaissances
d’affaires. Il fut là presque aussitôt, lança mon nom avant que je me
retourne :
— David Gans ! Comme je suis content de vous voir.
Son ton de sincérité me frappa tout autant que son
apparence. Un homme aux cheveux blonds et frisés, les traits fins, la peau
laiteuse et fraîche. Malgré son âge qui valait bien le mien, il arborait un
visage de jeunesse et me dominait d’une demi-tête. En tout un bel homme qui ne
possédait en rien l’arrogance des riches.
Une sympathie inattendue éclaira son sourire. Mon salut
resta pourtant ce qu’il devait être : plein d’embarras. Il ne s’y attarda
pas, me répondit comme si l’on se connaissait déjà. Il n’eût pas mieux traité
un vieil ami dont il aurait attendu la visite avec impatience.
Il me conduisit à l’étage, dans une pièce où brûlait un feu,
où la soie des fauteuils, le brillant des bois et le velouté des lambris me
stupéfièrent. Chez un Juif, jamais je n’en avais vu d’aussi raffinés. Tandis
qu’il donnait des ordres pour qu’on apportât à boire et à manger, je contemplai
avec ahurissement la splendeur des tentures qui couvraient les murs et où l’on
voyait Moïse fuyant l’Égypte.
Bachrach devina mon émerveillement naïf. Il sourit et
s’abstint de le commenter. Son sourire s’estompa vite derrière une ombre
soucieuse. Il m’annonça très simplement :
— Éva dort encore. Je n’ai pas eu le courage de la
réveiller. Hélas, elle passe de mauvaises nuits. Cependant, je sais qu’elle
sera heureuse de vous voir.
— Je ne suis pas venu ici en mon nom, mais envoyé par
Isaac et Vögele.
— Bien sûr.
La franchise de son regard me désarma. Il ne fallait pas se
fier à son apparence juvénile. C’était un homme qui traitait des affaires où
l’on ne s’embarrassait pas de scrupules. Son opulence était la preuve qu’il
savait déjouer les mensonges et les faux-semblants. Les miens étaient trop
évidents.
Il attendit que les serviteurs eussent refermé la porte en
nous laissant seuls pour reprendre la parole :
— J’ai prié pour qu’Isaac donne une réponse à ma lettre
et que cette réponse, ce soit vous.
— Comment…
— Éva m’en a appris assez pour que je puisse me fier à
vous comme à personne d’autre.
Je le regardai verser le bouillon épais mouillé de bière
dans nos bols. Du bout des lèvres, j’avouai :
— Je ne comprends pas.
— Il me faut sauver Éva. Et j’ai besoin de vous.
— La sauver ? Et de quoi, Dieu
Tout-Puissant ?
— De Lui, peut-être. D’elle, certainement.
Et Bachrach me raconta sa rencontre avec Éva, leur fuite de
Prague et ce qui en avait résulté. Il se confiait sans détour, alors que nous
ne nous connaissions pas d’une heure. Son ton, ses expressions étaient ceux
d’un homme qui livre le plus cher et le plus secret de sa vie à son seul ami.
La première fois qu’il était entré dans la maison d’Isaac,
me dit-il, il avait été sur-le-champ subjugué autant par la beauté que par la
force de caractère et l’intelligence d’Éva. Il n’avait été besoin que de
quelques visites supplémentaires pour que cette fascination se mue en un amour
qui le saisit en entier. Il n’était pas né du printemps. Il avait déjà éprouvé
pour une femme le ravissement qu’un homme peut attendre de l’amour partagé.
Cette épouse était morte sans lui laisser d’enfant ni le goût de s’accorder une
nouvelle idylle. Et là, soudain, devant cette si jeune femme, il ne lui avait fallu
que quelques heures pour comprendre que sa vie, par la volonté du
Tout-Puissant, renaissait.
— Pourtant, je n’avais que de bonnes raisons de sceller
mes yeux et mon cœur, David. Avec mes vingt-cinq années de plus qu’elle, la
sagesse aurait dû me détourner de sa jeunesse. Et puis, vous pouvez imaginer
que je m’étais renseigné. À notre troisième rencontre, je savais tout de la
promesse entre Isaac et Jacob. J’aurais dû régler mes
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