Le kabbaliste de Prague
tourmenté.
Elle tomba à ses genoux. Son murmure traversa ses
paumes :
— Pardon, pardon ! Pardon, ô mon époux !
Bachrach fit l’effort de sourire et de la relever.
— Le Tout-Puissant m’en est témoin : tu n’as pas
besoin de mon pardon. Jamais tu n’as commis de faute envers moi.
Éva garda les mains de Bachrach entre les siennes, les
pressa sur sa poitrine en même temps qu’elle se tournait vers moi.
— Samuel a fait tout son possible. Il m’a conduite
devant tous les rabbis de Worms. On a pratiqué des exorcismes. Mais rien n’y
fait. Le dibbouq me retrouve toujours et brûle mes nuits. Et si cela continue,
je serai bientôt folle. Pourquoi ? Pourquoi, David ?
Son regard m’affronta comme si j’étais moi-même le tribunal
réuni pour la juger. Il y eut un instant de silence, lourd et malaisé. Nous
pensions tous les trois à la même chose.
Éva secoua la tête. D’une voix violente elle répondit aux
mots qui n’avaient pas été prononcés :
— Non, fuir Prague n’était pas une faute. La promesse
était une faute. C’est la promesse de mon père et de Jacob qui est la faute, tu
le sais, David.
Je n’ignorais pas ce qu’il y avait de vrai dans ces mots,
mais aussi ce qu’Éva ne voulait pas reconnaître. Je me décidai à parler :
— La désobéissance est toujours une faute.
— La désobéissance ! À une folie ? Qui
pourrait épouser et aimer par obéissance ? Ce ne serait pas humain.
Comment un père peut-il aimer sa fille et vouloir qu’elle ait si peu
d’existence ? Si peu d’âme et de cœur qu’il puisse décider pour elle qui
va entrer dans sa couche et son corps ? Non, s’il y a là une faute, ce
n’est pas la mienne.
Elle s’était exprimée avec dureté. Son visage montrait cette
colère que je lui connaissais depuis toujours. Je sus que jamais elle ne
plierait sur ce point. J’en étais étrangement heureux.
Bachrach l’enveloppa de son bras et la conduisit vers un
fauteuil. Il me dit :
— Nous avons tout retourné, tout réfléchi. Nous avons
été sincères avec les rabbis. En vain. J’en conclus qu’il nous faut retourner à
Prague. C’est là-bas qu’Éva trouvera la force de lutter contre le dibbouq.
Elle avait fermé les yeux. L’épuisement creusait plus encore
son visage que lorsqu’elle était entrée dans la pièce. Je prononçai sans
hésiter les mots que Bachrach espérait entendre :
— Oui. Faute ou pas, elle doit venir à Prague. C’est
là-bas qu’elle trouvera l’exorcisme. Et s’il en est un qui saura la libérer,
c’est son grand-père, le MaHaRaL.
Éva se redressa, son regard mangea mon visage. Ses doigts
qui serraient la main de Bachrach blanchirent.
— Et me pardonner, David ? Grand-père rabbi me
pardonnera-t-il ? Tu le crois vraiment ?
Elle guetta un signe d’hésitation ou de crainte dans ma
réponse. J’eus une curieuse pensée. Une sorte d’intuition. Aujourd’hui, après
tout ce temps, je songeai que, pour la première fois, tout ce que j’avais
appris auprès de mon Maître me servait enfin, et qu’il en était temps.
Je lui souris et m’approchai du fauteuil où elle se tenait.
Je m’adressai à elle autant qu’à Bachrach :
— Le MaHaRaL n’aura rien à te pardonner. Il n’est pas
ton père. Cette promesse que tu as brisée n’est pas la sienne. Il t’aime et
sait mieux que quiconque ce qui est en toi. Aujourd’hui, à Prague, quand il en
est qui veulent te condamner, il leur dit « Ne préjuge pas de ce qui n’est
pas accompli. » Il l’a dit à Isaïe.
Éva secoua la tête.
— Lui, oui ! Lui, je le fais souffrir…
— Isaïe souffre, cependant sa colère se lève moins
contre toi que contre son père. Lui aussi a compris que cette promesse posée
sur vos têtes était bien trop lourde.
Éva et Bachrach me scrutaient avidement. Je continuai :
— Vous vous trompez. Le dibbouq se joue de vous. Depuis
le premier instant de votre fuite, vous vous jugez en faute. Pourtant, vous
accomplissez ce qui vous semble le plus juste devant la face du Tout-Puissant.
Dans vos décisions il n’y a que respect et amour. Le refus de l’humiliation et
du mensonge…
— Mais il est là quand même ! Toutes les nuits,
David !
Je retrouvai mon sourire.
— Oui, et ainsi il vous abuse. Il vous persuade que
Dieu vous abandonne. Il se sert de votre douleur pour vous séparer de Lui. Pour
que vous vous convainquiez que le Mal règne sur vous. Que la
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