Le kabbaliste de Prague
la
nuit ainsi que dans le fleuve, qu’on devinait au roulement continu de ses
flots. Bien que nous soyons à l’approche des beaux jours, à cette heure-là il
entraînait une humidité glaçante qui envahit la voiture dès que Bachrach eut
ouvert la portière.
Il s’adressa aux gardes dans cet allemand qui ne se parlait
que sur ces bords du Rhin. Je compris à peine quelques mots. Un homme se
présenta à lui avec des manières de chef.
Bachrach parla encore. Il y eut des rires. Bachrach eut un
geste du bras vers le chef des gardes, souleva son tricorne et salua avec
autant d’aisance que s’il eût été dans un salon de Gentils. Il lança une ultime
phrase. Un éclat de rire lui répondit alors qu’il remontait en voiture. Le
cocher claqua du fouet comme la portière se refermait. Bachrach dénoua le ruban
et la vitre glissa. Il passa la main en un dernier salut. Des gardes avaient
déjà retiré la poutre qui barrait l’entrée du pont. Les sabots de l’attelage
frappèrent les madriers de chêne. Puis les roues. Le pont trembla et se mit à
résonner dans la nuit. Un vacarme abrutissant pénétra la voiture. Les torches
défilèrent. La voiture prit de la vitesse. Nous ne prononçâmes pas un mot. Nous
n’osâmes pas même nous regarder. La main droite d’Eva était dans celle de son
époux.
Enfin Bachrach m’adressa un sourire amer et un signe de la
tête. Le vacarme cessa brusquement. Nous ressentîmes le cahot des roues qui
s’enfonçaient dans une ornière de la route. Le pont était derrière nous. Le
cocher héla ses bêtes pour les mettre dans un trot rapide. Je risquai un coup
d’œil au-dehors. Le pont s’éloignait, les gardes n’étaient plus que des
silhouettes à peine visibles. Au nord, la fumée étouffait l’éclat des
incendies. Les pointes de la cathédrale de Worms étaient bien visibles, mais
lointaines. Nous étions hors de danger. Cela n’avait pris que quelques minutes.
— Que leur avez-vous dit qui les fasse tant rire ?
demandai-je à Bachrach d’une voix enrouée.
— Que Dieu les aiderait à beaucoup mieux séparer le bon
grain de l’ivraie s’ils avaient la panse plus remplie et le gosier moins
asséché par les cendres impies. Mais cela comptait moins que la jolie bourse
que je leur ai donnée. Ils n’attendaient pas d’autre réponse aux questions
qu’ils auraient pu poser.
Pour ce qui fut de la route et des menaces ordinaires, le
reste du voyage se déroula sans aucun embarras. Il fut aussi d’une rapidité peu
commune : à peine trois jours et demi. La cause n’en fut pas seulement le
beau temps qui séchait les routes et ouvrait les premières fleurs de cerisiers
et de pruniers dans les vergers.
À notre première halte dans une auberge, par crainte de la
nourriture que l’on pouvait nous servir à la table commune, Bachrach commanda
en cuisine une soupe, des volailles et des fruits. Toute une nourriture que les
serviteurs tirèrent déjà à demi préparée des coffres de la voiture. Il réclama
ce privilège avec l’arrogance maniaque d’un grand seigneur qui ne compte pas
ses deniers. L’aubergiste lui céda en comptant les écus à venir. Les clients
ricanèrent devant une scène trop bien connue pour être suspecte. Ainsi, nul ne
songea un instant que nous étions des enfants de Sion. On put manger selon nos
lois dans nos chambres tandis que les serviteurs, comme de coutume,
s’arrangeaient avec la voiture et les écuries.
Ces chambres étaient mitoyennes. Par chance, je n’eus à
partager la mienne avec personne, comme cela arrivait souvent. Cette
disposition nous permit également de faire nos prières du soir sans trop de
crainte d’être entendus. D’un sac de cuir, Bachrach tira une Torah contenue
dans un gros livre latin, une traduction des pièces du grec Ménandre, qui avait
été découpé pour secrètement contenir notre Livre.
Après la prière, nous nous couchâmes avec la hâte de la
fatigue. Sans surprise, la cloison qui séparait les chambres était si fine que
l’on pouvait s’entendre respirer les uns les autres. Néanmoins, ne laissant pas
ma curiosité s’attarder aux chuchotements que je percevais, je m’endormis très
vite.
Au cœur de la nuit une voix me dressa sur ma paillasse.
Je sortis du sommeil les yeux grands ouverts dans le noir.
Non, autour de moi seul régnait le silence. Je songeai d’abord à l’illusion
d’un rêve. Je m’apprêtai à me rallonger sous le duvet quand une voix
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