Le kabbaliste de Prague
chevaux aussi souvent que possible
et nous prendrons le risque de rouler à la lanterne. Nous dormirons le jour par
petits moments, à tour de rôle.
Le cocher et les serviteurs firent la grimace. Ils pensaient
à la fatigue, à leur confort ou aux voleurs. Aux maux bénins de l’existence.
Aucun de nous, moi le premier, n’eut la sagesse de penser que le Mal, lorsqu’il
était en route, galoperait toujours plus vite et plus malignement que nos
chevaux.
Eva s’illusionnait sur mes capacités. Face au monde de la
Gauche, je n’étais qu’un fétu orgueilleux.
Nous avions franchi la Vltava sur un bac depuis une heure.
Afin d’éviter les grandes portes de Prague, nous longions le fleuve sur un
chemin étroit. Fréquenté par les chars à bœufs ou les mules, il était
inconfortable et plus lent que la route ordinaire, mais il nous conduirait au
pied de la ville juive.
Tout s’était bien passé depuis la mauvaise nuit de l’auberge
et nous éprouvions cette légèreté de ceux qui se savent bientôt arrivés à bon
port.
À deux ou trois parasanges de la ville, nous entendîmes le
carillon de Prague qui sonnait abondamment. L’instant d’après, le cocher nous
désigna des fumées. On les voyait s’élever au-dessus des arbres, là où des
trouées perçaient la densité de la forêt. Cela ne ressemblait pas aux fumées
des broussailles qu’embrasent les paysans. Il y en avait trop, et elles étaient
d’un brun trop sombre. On fronça les sourcils sans rien dire, mais la légèreté
nous quitta.
Ce n’est que lorsque nous atteignîmes les vergers au nord de
Prague qu’on entendit l’écho des braillements. Alors que nous étions au fort du
jour, les prés étaient vides, les charrois sans surveillance et les bêtes
paissaient sans berger.
Je croisai le regard de Bachrach et d’Éva. Chacun songea à
la même chose, pourtant nous nous tûmes. Les serviteurs aussi avaient compris.
Le cocher s’inclina pour demander à Bachrach si l’on continuait.
— À bon train ! Mets les chevaux au galop et ne
t’arrête que devant la porte Pinkas.
Il commanda aux deux serviteurs :
— Sortez vos armes des coffres, tenez les prêtes, mais
sans les montrer.
Le cocher fouetta les bêtes, qui répondirent aussitôt.
Bachrach tira les étuis des pistolets de sous nos sièges. Il m’en tendit un.
Les mèches lentes des pistolets étaient allumées et
diffusaient leur fumée âcre dans la voiture quand les murs de la ville
apparurent sur notre gauche. À droite, sur l’autre rive du fleuve, les jardins
et les vergers au pied du château de l’empereur Rodolphe resplendissaient.
Malgré l’ordre de Bachrach, les chevaux ralentirent et se
mirent au pas. La foule devant nous se pressait et vociférait. La vue de notre
riche attelage fit diversion et les braillements s’apaisèrent. Les visages se
tournèrent vers nous. Des hommes saisirent les brides des chevaux. La foule
nous entourait, certains se haussaient pour examiner l’intérieur de la voiture.
Bachrach me fit signe de dissimuler les pistolets. Éva salua
quelques femmes, qui lui répondirent avec des sourires. Bachrach dénoua le
ruban qui retenait la vitre de la portière de droite. Elle glissa. Il s’inclina
pour demander dans son allemand de Worms ce qu’il se passait.
Ils furent plusieurs à répondre. Malgré la confusion nous
entendîmes ce que nous redoutions :
— Une Juive a été prise hier à jeter des fœtus pourris
dans le puits devant l’église du Saint-Esprit !
Les vociférations recommencèrent. « Judas !
Judas ! Mort aux Juifs !… » Ils dressaient les poings et tout ce
qu’ils avaient pu trouver comme armes. Des fourches, des piques à bœufs, des
haches, des coutelas de chasse…
La peur nous glaçait le sang. Il était trop tard pour
reculer et impossible d’avancer. Grâce à notre équipage et à nos vêtements, on
nous prenait encore pour des chrétiens. Mais, saisis par la panique, à côté du
cocher les serviteurs tirèrent les dagues des coffres. La foule gronda. On nous
regarda différemment. Un bras se tendit, un index désigna Bachrach, une voix
gueula :
— Je le connais, celui-là. C’est le Juif qui achète les
toiles et les draps ! C’est un voleur !
De l’autre côté de la voiture, les femmes qui souriaient à
Éva un instant plus tôt glapirent :
— C’est une Juive ! C’est une Juive !
L’une d’elles grimpa sur le marchepied pour essayer d’ouvrir
la
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